PANORAMA des facteurs de risques affectant la santé des entrepreneurs

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Si les chefs d’entreprise préfèrent ignorer les risques professionnels insidieux qui pèsent sur leur santé, rares sont ceux qui y échappent. Mieux vaut connaître cette menace pour y faire face et prendre les mesures qui s’imposent pour la prévenir.

1. Exposition aux “risques du métier”

On aurait presque tendance à l’oublier : au-delà de leur rôle de patron, les dirigeants de PME exercent aussi un métier. Selon l’Insee, 63 % des entreprises françaises sont créées dans le métier initial de leur dirigeant. Cela signifie que le maçon crée habitiuellement une entreprise de maçonnerie, la coiffeuse un salon de coiffure, le rédacteur en communication une agence de com… Or, comme ils continuent d’exercer ce métier, les premiers risques auxquels ils sont exposés sont ceux propres à ce métier. En 2011, l’Inserm notait que les problèmes de santé des dirigeants s’apparentaient à ceux des salariés du même secteur (1). Patron ou pas, le boulanger est affecté par l’asthme du boulanger, le carreleur par l’hygroma du genou, etc. À rebours d’une idée reçue, loin d’être protégés par leur statut, les patrons auraient même tendance à s’exposer davantage. La première édition du baromètre Artisanté BTP notait ainsi que si les artisans “portent une attention toute particulière aux questions de sécurité vis-à-vis de leurs salariés […], ils sont en revanche moins exigeants avec eux-mêmes”, si bien que 73 % “se réservent les tâches les plus à risque pour préserver leurs salariés” (2). Directeur de Point Org Sécurité, une société spécialisée dans l’évaluation et la prévention des risques professionnels, Emmanuel Pochet confirme : “Les premiers risques professionnels des entrepreneurs restent les fameux ‘risques du métier’.”

2. Incertitude et précarité économique

À bien des égards, le statut de dirigeant est, de surcroît, générateur de risques propres. Dans une récente étude consacrée au risque suicidaire (3), Michel Debout, professeur de médecine légale, observe : “Au cours des trois dernières décennies, nous avons pris conscience qu’en plus des pathologies physiques et physiologiques liées au travail il fallait se préoccuper des pathologies d’ordre psychologique comme le stress au travail. […] Dans le parcours professionnel d’un travailleur indépendant, ce risque se nomme couramment : ne pas faire des affaires, perdre des clients, retour de conjoncture.” Si tous les travailleurs sont bien sûr exposés aux affres de l’incertitude, elle prend chez les entrepreneurs une tout autre dimension puisque, à la différence des autres salariés, ils ne disposent pas des mêmes amortisseurs sociaux en cas de retournement de conjoncture ou de souci de santé : des indemnités maladie rachitiques, pas d’allocations-chômage, etc. Si la prise de risques est inhérente à l’entrepreneuriat, cette conjonction de précarité et d’incertitude se révèle très éprouvante pour le mental dans la durée. Selon l’Institut de veille sanitaire (InVS), il y a dix ans, quelque 12 % des commerçants-artisans souffraient déjà d’anxiété généralisée (4).

3. Surengagement dans le travail

Ce surengagement des patrons de TPE-PME en fait évidemment de parfaits candidats à l’épuisement professionnel, c’est-à-dire au burn-out. Comme l’ont noté Olivier Torrès, professeur à l’université de Montpellier et ses collègues chercheurs de l’Observatoire Amarok de la santé des dirigeants, “le burn-out patronal présente de profondes spécificités, non dans son expression physique et physiologique, mais dans ses causes et ses conséquences” (5). Une étude portant sur 2 400 dirigeants de PME a ainsi établi qu’il diffère du burn-out lié à une perte de contrôle et encore davantage de l’épuisement lié à l’ennui ou au sentiment d’inutilité, souvent qualifié de “bore-out” (6). Au contraire, le burn-out des dirigeants “correspond au type frénétique caractérisé par un très fort engagement en termes de capital et de travail”. Avec, du coup, un risque très élevé lorsque cet investissement personnel très fort n’est pas couronné de succès. Une étude portant sur un groupe d’entrepreneurs en dépôt de bilan a mis en évidence un risque de burn-out atteignant la proportion inouïe de 60 % contre 15,2 % en situation normale (7). Pas étonnant dès lors que les difficultés provoquées par la crise sanitaire et les restrictions d’activité aient des effets délétères sur la santé des patrons. Selon l’Observatoire Amarok, quelque 35 % d’entre eux présenteraient aujourd’hui des signes d’épuisement préalables au burn-out (8) !

4. Fatigue physique et surcharge mentale

L’épuisement mental des entrepreneurs s’explique aussi par le simple manque de repos. L’intensité du travail, facteur prépondérant de risque psychosocial, atteint chez eux des niveaux inégalés. Les 35 heures, ils ne connaissent pas ! Selon une étude de l’Inserm, ils travaillent en moyenne près de 10 heures par jour et sont 65 % à continuer à travailler le soir à leur domicile (9). Et s’ils sont employeurs, leur durée de travail s’élève à presque 57 heures par semaine. Rien de dramatique en soi, puisque selon des études concordantes, les dirigeants d’entreprise déclarent “aimer leur travail” et en tirent généralement davantage de satisfaction que les autres catégories de travailleurs. Sauf que les heures en plus – celles effectuées le soir ou le week-end, aux dépens des légitimes temps de repos – sont généralement consacrées aux tâches jugées les plus rébarbatives voire les plus anxiogènes : établissement des devis, paiement des factures, édition des fiches de paie, suivi de la comptabilité… C’est alors que peut s’enclencher la spirale du trio infernal “mauvais sommeil / fatigue / déception” débouchant sur un sentiment de déception par rapport aux attentes initiales, voire de vain sacrifice.

5. Profonde confusion entre vie privée et vie professionnelle

Cette intrusion du travail dans les lieux et les moments normalement dédiés au repos traduit un autre danger propre aux indépendants et aux dirigeants de TPE-PME : l’effacement des frontières entre vie professionnelle et vie privée. Reconnue comme l’une des principales sources de mal-être pour l’ensemble des travailleurs, cette imbrication confine, chez eux, à la confusion pure et simple. De nombreux facteurs l’expliquent. Ainsi, sur le plan financier la distinction est plus que ténue. À propos de la faillite de son atelier de moto, un patron de TPE confie : “J’avais toujours entendu dire que les lettres ‘RL’, dans SARL, signifiaient ‘responsabilité limitée’. […] C’était compter sans la caution personnelle que j’avais dû accorder à la banque sur l’emprunt contracté par ma société… (10)” C’est ainsi : la plupart des entrepreneurs ayant investi dans l’entreprise leurs biens personnels, ils éprouvent plus de difficulté à tenir le travail à distance. Autre facteur clef : souvent les petites entreprises sont familiales et le conjoint est aussi un collaborateur. Les difficultés de l’entreprise sont aussi celles de la famille tout entière : pour les entrepreneurs, il n’y a guère de base de repli. Psychologue sociale exerçant au sein d’Impact Prévention, une société proposant des permanences d’écoute et d’assistance au profit des salariés et des dirigeants d’entreprise, Cécile Perret du Cray relate : “Les patrons que j’assiste sont hantés par l’engrenage : dépôt de bilan / divorce / dépression. Et ils savent très bien que n’importe lequel de ces événements peut déclencher les deux autres.” On ne saurait mieux illustrer que, pour les entrepreneurs, vie privée et vie professionnelle forment un tout indissociable.

6. Exercice solitaire des responsabilités

Le thème de la solitude du dirigeant est un classique de la pensée managériale. On ne compte plus les ouvrages qui l’évoquent pour compatir à la solitude des grands capitaines d’industrie… Reconnaissons toutefois que ces derniers peuvent s’appuyer sur une multitude de collaborateurs et toute une structure organisationnelle qui fait défaut à la plupart des dirigeants de PME et a fortiori de TPE. “Je ne suis pas seulement patron. Je suis aussi DRH, directeur commercial, responsable juridique et même agent d’entretien à mes heures !”, s’amuse l’un d’eux. Cette multiplicité des rôles endossés agit toutefois comme un démultiplicateur de charge mentale. À force de tout faire, l’entrepreneur finit par se sentir responsable de tout : des réussites mais aussi des échecs. Il se retrouve ainsi surimpliqué mentalement et émotionnellement, notamment dans les moments les plus douloureux comme les licenciements économiques “Ces événements provoquent chez eux un sentiment de culpabilité d’autant plus vif qu’à la différence des dirigeants des grandes firmes, ils connaissent personnellement les salariés dont ils sont contraints de se séparer”, explique Cécile Perret du Cray. Et de poursuivre : “Mon rôle consiste notamment à les convaincre qu’ils ne peuvent pas tout prendre sur eux et que dans la vie il est normal que des choses nous échappent.” Il semble que la tâche ne soit pas aisée. Les entrepreneurs se distinguent en effet du commun des mortels par une profonde croyance dans les vertus de l’action et par un sens aigu des responsabilités. Mais peut-être est-ce là le principal levier à actionner pour les convaincre de changer : les persuader que leurs responsabilités exigent justement qu’ils prennent aussi soin de leur propre santé.

Christophe Blanc

(1) Cité in La Souffrance de l’entrepreneur, sous la dir. de Marc Binnié, Jean-Luc Douillard et Marick Fèvre, Presses de l’EHESP, août 2018, 240 p., 17 €. (2) Première édition du Baromètre Artisanté BTP, réalisé par l’Institut de Recherche et d’Innovation sur la Santé et la Sécurité au Travail (IRIS-ST), 2014. (3) “Suicide : l’autre vague à venir du Coronavirus ?” par Michel Debout, 06/11/20, à consulter sur www.jean-jaures.org. (4) Cité in “Quelques pistes provisoires de réflexion sur la santé des commerçants et artisans en France”, communication d’Olivier Torrès au Congrès International Francophone en Entrepreneuriat et PME, octobre 2010. (5), (6) Cité in La santé du dirigeant, sous la dir. d’Olivier Torrès, Éditions De Boeck, mai 2017, 255 p., 24,50 € (7) www.observatoire-amarok.net. (8) Voir l’entretien avec Olivier Torrès, page 14. (9) “Stress au travail et santé – situation chez les indépendants”, expertise collective de l’ Inserm 2011. (10) Cité in La Souffrance de l’entrepreneur, op. cit.

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