FATIGUE PERSONNELLE DU SALARIÉ : Faute inexcusable de droit de l’employeur

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Le chauffeur-livreur qui informe son employeur de son état de fatigue avant de prendre son poste, signale un risque, dont l’absence de prise en compte par ce dernier, peut suffire à caractériser une faute inexcusable présumée si un accident survient.

La prévention des risques, et en particulier du risque routier, constitue pour l’employeur un enjeu important et une obligation juridique susceptible d’engager sa responsabilité. Lorsqu’il met un véhicule à disposition d’un salarié, pour lui permettre d’exécuter son contrat de travail, l’employeur doit s’assurer que celui-ci est parfaitement en état de conduire le véhicule en toute sécurité.

Il lui appartient de prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter de mettre en péril la sécurité de son salarié et pour cette raison les entreprises de transport ont particulièrement intérêt à tenir compte de la fatigue causée non seulement par un nombre excessif d’heures de conduite mais également celle résultant d’un manque de sommeil du salarié. Une nuit trop courte augmente les risques d’accidents sur la route ou au travail. Ignorer les signes de fatigue du travailleur peut donc entraîner des conséquences graves pour l’entreprise. En voici l’illustration avec le cas d’un chauffeur livreur accidenté après avoir pourtant fait état de sa fatigue, avant sa prise de poste.

Monsieur X, chauffeur-livreur au sein d’une entreprise de transport et de livraison de colis vers l’international, a l’habitude de prendre son poste à 6h30 chaque matin. Mais le matin du 10 novembre 2016, lorsqu’il arrive comme à son habitude sur le lieu de travail à 6h15, le salarié confie à son employeur qu’il a hésité à se présenter au travail. La raison ? Son état de fatigue dû à l’absence de sommeil. La veille, il avait dû conduire sa fille aux urgences pédiatriques de l’hôpital de Valence et il y avait passé toute la nuit.

Après avoir informé l’employeur de son état de fatigue personnelle, le chauffeur décide tout de même de prendre son poste et part en tournée de livraison.

Au cours de sa tournée, il provoque toutefois un accident avec le véhicule de livraison. Il est victime d’une fracture horizontale fermée du corps du sternum constatée par certificat médical initial établi le même jour. Son accident est reconnu comme accident de travail et pris en charge comme tel par la Caisse primaire d’assurance maladie de la Drôme (CPAM). Mais le salarié décide de ne pas en rester là et sollicite en justice que soit retenue la faute inexcusable de son employeur au motif qu’il avait alerté l’employeur de son état de fatigue.

L’enjeu était important pour l’entreprise de transport, car la faute inexcusable permet notamment à la victime d’un accident de travail de réclamer à l’employeur une indemnisation complémentaire venant en réparation de divers préjudices : préjudice causé par les souffrances psychiques et morales, préjudices esthétiques et d’agrément, préjudice résultant de la perte ou de la diminution des possibilités de promotion professionnelle, etc. Mais le salarié devait d’abord prouver que les deux critères de la faute inexcusable étaient remplis, à savoir :
– la conscience du danger par l’employeur,
– l’absence de mesures de prévention et de protection.

En effet, la faute inexcusable de l’employeur ne peut juridiquement être retenue que si le salarié démontre un lien direct de cause à effet entre un manquement à l’obligation de sécurité de l’employeur et l’accident dont il a été victime.

Or en l’espèce, le salarié avait été victime de l’accident de la route, non pas parce que l’entreprise de transport n’avait pas respecté les règles applicables en matière de durées maximales de travail ou de repos, mais parce qu’il était fatigué de sa nuit passée aux urgences pédiatriques et parce qu’il avait commis des imprudences au volant. Il a d’ailleurs été condamné par le tribunal correctionnel pour violation manifestement délibérée d’une obligation de prudence ou de sécurité (prévue par la loi ou le règlement). Concrètement, il avait effectué un dépassement sans visibilité suffisante à l’approche d’un virage, franchissant une ligne continue, le tout à une vitesse excessive sur une chaussée mouillée. L’enquête a démontré que ce sont ces faits qui seraient à l’origine de l’accident. Il est donc difficile pour lui de rapporter la preuve d’un quelconque manquement de l’employeur à l’origine de son accident.

Et pourtant, il est des cas où il existe une présomption de faute inexcusable, ce qui permet d’alléger la charge de la preuve pesant sur le salarié. Ainsi, l’article L 4131-4 du Code du travail prévoit que le bénéfice de la faute inexcusable est de droit lorsque le salarié, ou un représentant du personnel au CSE, avait signalé à l’employeur le risque qui s’est matérialisé. C’est justement cet article que le salarié invoque devant la cour d’appel de Grenoble saisie de l’affaire.
Dans cette affaire, le chauffeur livreur avait effectivement informé l’employeur, au moment de sa prise de service qu’il était fatigué par suite de sa nuit passée aux urgences avec son enfant. Il produisait à ce titre une ordonnance des urgences pédiatriques de la veille et des attestations de deux collègues corroborées par une attestation de l’employeur.

Mais cela suffisait-il à démontrer que le salarié avait bien alerté l’employeur du risque auquel il se trouvait exposé ? Pour les juges du fond, la réponse est affirmative. Le 30 novembre 2021, la cour d’appel de Grenoble reconnaît l’existence d’une faute inexcusable au motif que le salarié, dont le poste de chauffeur nécessite un état de vigilance particulièrement soutenu, démontrait aisément qu’il avait signalé une situation de nature à le mettre en danger compte tenu de son état de fatigue.

L’employeur décide alors de former un pourvoi en cassation arguant du fait qu’il avait bien respecté ses obligations relatives aux durées maximales de travail et temps de repos du salarié. Par ailleurs, toujours selon l’employeur, le fait pour le salarié d’indiquer son état de fatigue ne signifiait pas pour autant qu’il avait signalé un risque dans la mesure où il n’avait nullement été contraint de reprendre son poste et n’avait ni sollicité, ni exercé son droit de retrait.

Rappelons que si l’employeur doit assurer la santé et la sécurité des travailleurs et mettre fin aux situations dangereuses, le salarié peut après avoir alerté l’employeur, se retirer de toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé, ainsi qu’en présence de toute défectuosité qu’il constate dans les systèmes de protection.
L’exercice de ce droit d’alerte et de retrait prévu par l’article L4131-1 du Code du travail permet au salarié d’arrêter son travail, sans autorisation préalable, pour se mettre en sécurité. À noter qu’il n’est pas nécessaire que le danger grave et imminent existe effectivement. Il suffit que le salarié ait un motif raisonnable de penser qu’il existe au moment où il exerce son droit de retrait.

En l’espèce, le chauffeur livreur, s’il estimait que son état de fatigue représentait un risque pour sa santé ou sa sécurité aurait pu exercer son droit de retrait ou a minima préciser que cette fatigue ne lui permettait pas d’exercer ses fonctions et demander à être dispensé, ce qu’il n’avait pas fait.

Dans ces conditions, pouvait-on reprocher à l’employeur d’avoir laissé le salarié prendre son poste ? Devait-il prendre des précautions particulières à la suite du signalement par son salarié d’un état de fatigue important ? Non, selon l’employeur qui ajoute que les imprudences et les fautes du chauffeur et pour lesquelles il a d’ailleurs été condamné ne peuvent être considérées comme la matérialisation d’un risque qui avait été signalé.

Mais pour la Cour de cassation, il n’y avait pas lieu de rechercher si le salarié avait sollicité ou exercé son droit de retrait dans la mesure où il était bien prouvé qu’il avait signalé à son employeur une situation de nature à le mettre en danger. Elle en déduit qu’il y avait effectivement un lien entre la fatigue signalée par le salarié et les fautes de conduite à l’origine de l’accident, d’où la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur. La Cour de cassation rejette donc le pourvoi de l’employeur en se fondant sur l’article L. 4131-4 du Code du travail et approuve la décision des juges du fond. Le montant de l’indemnisation des préjudices du salarié que devra payer l’employeur sera fixée par une expertise médicale.
Finalement, la sanction est lourde pour l’employeur qui n’avait nullement contraint le salarié à reprendre son activité et que ledit salarié n’avait émis aucune demande de repos, tandis que l’ensemble des règles relatives à la réglementation sociale européenne des transports routiers (RSE transports) avait été respectées.

Cette affaire rappelle aux entreprises de transports, qu’outre le strict respect des temps de conduite et de repos prévus par la RSE transports, elles doivent être vigilantes quant à l’état de santé des chauffeurs et notamment leur état de fatigue, quand bien même celui-ci ne serait pas dû aux conditions de travail. Ainsi, le simple fait pour le salarié de signaler un état de fatigue, même non professionnelle, est suffisant pour remplir les conditions de l’article L 4131-4 du Code du travail précité et pour permettre ainsi au salarié de bénéficier de la faute inexcusable de droit.

Il convient toutefois de relever deux précisions apportées par la cour d’appel et la Cour de cassation et qui permettent de tempérer la décision. Il s’agit de : la nature du poste « de chauffeur qui nécessite un état de vigilance particulièrement soutenu » et le lien entre la fatigue et les fautes de conduite, et donc l’accident. Sans ces éléments, la seule information par le salarié de son état de fatigue devrait être insuffisante pour permettre de bénéficier de la présomption de faute inexcusable.

On comprend donc que cette décision concerne d’avantage les travaux à risques pour lesquels le manque de sommeil s’avère particulièrement dangereux. C’est notamment le cas : des interventions sur les toits et les échafaudages, des travaux électriques ou de manipulations de charges suspendues ou encore de la conduite de véhicules et de machines, etc. Les entreprises spécialisées dans ce type de travaux doivent porter une attention accrue aux conditions de travail de leurs salariés.

Tatiana Naounou
Juriste TUTOR
Groupe Pôle Prévention

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