Olivier Damaisin : “Le mal-être des agriculteurs ne s’explique pas par les seules difficultés économiques.”

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Chargé par le Premier ministre d’une mission parlementaire sur la prévention du suicide des agriculteurs, Olivier Damaisin, député du Lot-et-Garonne, a sillonné durant plusieurs mois les campagnes françaises. Il est revenu de ce périple avec 29 propositions visant à mieux accompagner les agriculteurs en difficulté et une fine connaissance des causes de leur mal-être (1).

Dès les premières lignes de votre rapport, vous évoquez “la mutation du monde”. Celle-ci serait donc la première cause du mal-être du monde agricole ?

J’ai voulu commencer par là parce que la mutation accélérée de nos sociétés au cours des dernières décennies constitue, à mon sens, la toile de fond du mal-être ressenti de nos jours par de nombreux professionnels. C’est vrai pour les cadres, autrefois considérés comme le symbole-même des Trente Glorieuses et frappés aujourd’hui par un sentiment de déclassement. Mais c’est encore plus vrai pour les agriculteurs. En effet, dans un monde où la place et le rôle de l’agriculture ont changé, les paysans se sentent souvent incompris et dévalorisés. Ils ont le sentiment d’avoir “joué le jeu” des changements demandés et de n’ être pourtant pas récompensés à la mesure des efforts, voire des sacrifices consentis. En faisant le tableau de ces mutations, je voulais aussi tordre le coup à l’idée trop simpliste selon laquelle les suicides d’agriculteurs s’expliqueraient avant tout par leurs difficultés économiques. Celles-ci sont bien sûr réelles et affectent durement leur moral mais elles s’insèrent dans un écheveau de causes beaucoup plus vastes et profondes à considérer dans leur ensemble.

Pouvez-vous brosser à grands traits le tableau de ces mutations ?

Elles sont d’une telle ampleur qu’il est difficile de les résumer en quelques mots. Je préfère vous donner un exemple des tensions à l’œuvre. Il porte sur deux phénomènes concomitants et interdépendants : la mécanisation et le remembrement. Ces deux changements, dictés par la volonté de moderniser notre agriculture de façon à assurer l’indépendance alimentaire de la France, puis par la volonté de relever le défi de la mondialisation du marché agroalimentaire, ont eu de profondes conséquences sur les façons de travailler. Dans l’imaginaire collectif, ces transformations évoquent d’abord un recul de la pénibilité physique des activités agricoles et un accroissement des rendements. C’est vrai, mais cela n’épuise pas le sujet. En effet, la mécanisation s’est aussi traduite par la disparition progressive des ouvriers agricoles tandis que, dans le même temps, l’agrandissement des surfaces a éloigné les voisins qui, autrefois, se donnaient des coups de main, fêtaient ensemble la fin des moissons, etc. Il en résulte un isolement professionnel de plus en plus important. Alors qu’il avait une dimension communautaire, le métier d’agriculteur est devenu beaucoup plus solitaire. Or chacun sait que l’isolement est, dans toutes les professions, un facteur important de risque psychique, pour la simple raison que l’homme est un “animal social”. De surcroît, cet isolement est renforcé, s’agissant des paysans, par des évolutions sociologiques qui contribuent à les repousser aux marges de la société, y compris dans les campagnes.

À quoi faites-vous référence ?

Alors que l’agriculture occupait, en France, une place prépondérante, le nombre d’agriculteurs a considérablement décliné depuis plusieurs dizaines d’années, y compris dans les territoires ruraux qui ont vu affluer des populations dites “néo-rurales” attirées par un cadre de vie campagnard tout en conservant souvent leurs activités en ville. Ce mouvement a certes contribué à revitaliser certains territoires ayant tendance à se désertifier. Mais il a aussi modifié les rapports de force entre les acteurs locaux. Signe qui ne trompe pas, dans de nombreux conseils municipaux de communes rurales, les agriculteurs sont désormais minoritaires voire absents. Or ces nouvelles populations ont parfois une vision différente de l’avenir des territoires qu’elles ont investis. Elles chérissent volontiers une ruralité un peu folklorique du genre “Martine à la ferme”, source d’incompréhension avec les ruraux originels. Un agriculteur m’a confié avoir été violemment accusé de traiter son champ avec un pulvérisateur alors qu’il semait une culture ! Plus globalement, la perception de l’agriculture par la société française est passée progressivement d’une forte connivence, liée à son identité historiquement rurale, à toujours plus d’exigences, souvent avec une méconnaissance et une défiance induites par une perte des liens qui l’unissaient à la terre et à ses acteurs.

Pensez-vous que l’agribashing joue un grand rôle dans le mal-être paysan ?

L’agribashing n’apparaît pas, en tant que tel, comme une cause première de mal-être mais il l’accentue. C’est un catalyseur et un révélateur. La perception négative de l’agriculture par une partie de la société et des faiseurs d’opinion renvoie aux agriculteurs une image dévalorisante de leur métier et de leur engagement qui, ajoutée aux nombreuses difficultés auxquelles ils sont confrontés, peut contribuer à leur basculement dans le mal-être ou la dépression. Les agriculteurs sont comme tous les autres professionnels : ils ont besoin de reconnaissance, de la part de leurs pairs, de leurs partenaires et de la société tout entière. J’ajoute que l’agribashing ne se résume pas à un simple bruit de fond médiatique. Il s’apparente désormais au harcèlement au travail, souvent évoqué pour d’autres professions, car il débouche de plus en plus sur des agressions verbales et physiques de la part d’activistes dédaignant d’autant moins les actions violentes qu’ils se considèrent comme des justiciers agissant au nom d’une nature qu’ils connaissent et aiment pourtant infiniment moins que les paysans qu’ils ciblent… C’est pourquoi, afin de renouer le lien entre la population et ses paysans, mon rapport préconise de mener, à destination du grand public, des actions de communication positives et pédagogiques sur l’agriculture, sur le modèle de la campagne “l’artisanat, première entreprise de France”.

Justement, venons-en aux propositions de votre rapport ! Quelles sont les actions qui vous semblent les plus nécessaires ?

Au-delà de la communication déjà évoquée, mon rapport met en avant 29 actions. Conformément à la lettre de mission que m’avait adressée le Premier ministre, elles visent d’abord l’identification précoce des agriculteurs en difficulté. Je propose la mobilisation de “sentinelles” capables de donner l’alerte, parmi l’ensemble des personnes qui gravitent autour des agriculteurs. Je pense notamment aux salariés de coopératives, aux conseillers de chambre d’agriculture, aux techniciens de contrôle laitier, aux vétérinaires, mais aussi aux facteurs, aux élus locaux, aux médecins et aux pharmaciens qui, tous, peuvent contribuer à repérer les agriculteurs fragilisés et les diriger vers les dispositifs d’aide, pour peu qu’ils soient sensibilisés à ce rôle. C’est d’ailleurs vrai aussi des intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP) publics ou privés qui, à mon avis, peuvent avoir une action très bénéfique en prêtant attention aux difficultés que leur confient les agriculteurs et en les sensibilisant aux risques psychosociaux (RPS) propres à leur activité.
Au-delà des préconisations formelles, mon rapport vise à promouvoir une attention générale à la dimension humaine des activités économiques. Ainsi, je propose également de réformer la formation initiale des futurs agriculteurs, aujourd’hui trop exclusivement technique, de façon à ce qu’elle intègre davantage les aspects humains du métier. C’est, du reste, le fil rouge de mon rapport : retisser des liens vrais, directs et humains entre les paysans et l’ensemble de la société. C’est un enjeu vital, car il ne saurait y avoir de véritable pays sans paysans !

Propos recueillis par Christophe Blanc

(1) “Identification et accompagnement des agriculteurs en difficulté et prévention du suicide”, rapport d’Olivier Damaisin, décembre 2020, téléchargeable sur www.agriculture.gouv.fr.

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