Olivier Torrès : “Les entrepreneurs continuent de placer le travail au centre de leur vie.”

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Fondateur d’Amarok, le premier observatoire de la santé des dirigeants de PME et des entrepreneurs, Olivier Torrès est professeur de management à l’Université de Montpellier 1 et à Montpellier Business School. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il souligne que la crise sanitaire n’a pas modifié la place centrale que le travail occupe dans la vie des entrepreneurs.

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On a observé, dans le sillage de la crise sanitaire, une profonde évolution du rapport au travail des Français. Est-ce également perceptible chez les patrons de TPE-PME ? Et si oui, de quelle façon ?

La première chose à noter est que, lors de la crise sanitaire, les chefs d’entreprise ont été très fortement affectés par les confinements et les autres entraves à l’activité. En effet, à rebours d’autres catégories de la population, les entrepreneurs redoutaient davantage le dépôt de bilan que la maladie. Cette attitude peut sembler surprenante mais elle est, chez eux, une constante. Année après année, de nombreuses enquêtes d’opinion ont en effet établi que les entrepreneurs ont tendance à faire passer leur travail avant leur santé. Tout récemment encore, un sondage OpinionWay pour MMA Fondation Entrepreneurs a établi qu’un dirigeant sur trois a déjà renoncé à consulter un médecin au cours des 12 derniers mois, « par manque de temps », parce qu’ils considèrent « devoir privilégier leur activité » ou parce que « leur état de santé n’est pas leur priorité actuelle ». Pour de telles personnalités, l’inactivité forcée est évidemment la pire des situations et elle a eu, sur leur santé, de terribles répercussions. En 2019, juste avant la crise sanitaire, 17,5 % des entrepreneurs présentaient déjà des symptômes d’épuisement. En avril 2020, un mois après le début du confinement, l’étude réalisée par l’Observatoire Amarok en partenariat avec la Fondation MMA Entrepreneurs du futur, établissait qu’ils étaient 35 % dans ce cas. Selon nous, cette progression inédite met en évidence que l’incapacité à agir et l’inactivité forcée ont des effets plus néfastes sur l’état psychologique des chefs d’entreprise que l’excès de travail. Nous avons nommé ce facteur propre au chef d’entreprise dans le déclenchement du burn-out le « syndrome d’empêchement ».

Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce syndrome d’empêchement, la façon dont il se caractérise et ce qu’il nous apprend du rapport au travail des entrepreneurs ?

Lors de la crise sanitaire, un grand nombre de travailleurs ont vécu l’arrêt forcé de leur activité sinon comme une parenthèse bienvenue au moins comme une occasion de réévaluer la place du travail dans leur vie. Mais les dirigeants de TPE et PME, qu’ils soient artisans, commerçants, professionnels libéraux ou agriculteurs, n’ont pas vécu ces événements de cette façon. Cela s’explique par des motifs à la fois matériels et psychologiques. En effet, en raison de leur investissement en capital et de leurs longues heures de travail – 52 heures par semaine contre 36 heures pour un salarié – les dirigeants considèrent en grande majorité que leur travail et leur entreprise sont des éléments centraux de leur existence. Les Allemands ne s’y trompent pas en qualifiant le créateur d’entreprise d’existenzgründer, littéralement un “fondateur d’existence”. C’est pourquoi, pour les entrepreneurs, l’inactivité forcée des confinements a été vécue comme une sorte d’amputation d’eux-mêmes. Imaginez ainsi ce que qu’ont pu ressentir des hommes et des femmes qui, depuis des années, consacrent l’essentiel de leur existence à leur travail et à qui l’on a soudain expliqué qu’ils devaient renoncer à toute activité parce que leur métier n’était pas « essentiel »… Face au choc de la crise et aux mesures sanitaires implacables qu’elle a entraînées, un grand nombre de travailleurs se sont sentis coincés et impuissants. Mais comme ils sont, par tempérament, des hommes et des femmes portés à l’action et désireux de maîtriser leur vie, les entrepreneurs ont vécu beaucoup plus difficilement cette situation. Ce syndrome d’empêchement n’est cependant pas tout à fait neuf : il était déjà perceptible parmi des professions qui estiment que leur liberté d’agir et de créer est de plus en plus entravée par un excès de normes et de réglementations.

Selon vous le rapport au travail des entrepreneurs n’a donc pas été modifié par la crise sanitaire ?

Effectivement, je pense que les entrepreneurs ont conservé, après la crise sanitaire, le rapport existentiel au travail qui était déjà le leur auparavant. Ainsi, pour prendre un thème d’actualité, je crois que, dans la quête d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, l’immense majorité des entrepreneurs continue, par nécessité et par caractère, à faire primer la première sur la seconde. En revanche, ils sont lucides et savent devoir faire face à de nouveaux défis résultant notamment du changement d’état d’esprit de certains de leurs salariés à l’égard du travail, notamment dans les métiers dits « en tension ». Les sujets RH tels que les difficultés de recrutements, les conflits avec les salariés et les démissions ont gagné en intensité et deviennent souvent des motifs d’inquiétude et de stress aussi important que les risques d’impayés ou les problèmes de trésorerie. Je ne doute toutefois pas de leur capacité à surmonter ces difficultés car la force de l’entrepreneur est, par nature, sa capacité d’adaptation et son goût des défis à relever. En miroir de ces difficultés RH, on rencontre ainsi des patrons éprouvant un vif sentiment de satisfaction et de fierté d’être parvenu à obtenir ou maintenir un bon climat social ou d’avoir mené à bien une amélioration des conditions de travail dans leur entreprise. Le fait que le rapport au travail des entrepreneurs n’ait pas changé ne signifie donc nullement qu’ils vont travailler de la même façon qu’auparavant, laisser inchangée l’organisation de leur entreprise.

Justement, pensez-vous que les TPE et PME sont globalement mieux ou moins bien armées que les grands groupes pour faire face aux nouvelles aspirations des travailleurs ?

Il est difficile de répondre à cette question parce que chaque entreprise est unique. Il existe donc une infinité de configurations. Je pense toutefois que les PME devraient éviter de singer les solutions avancées par les grands groupes et plutôt valoriser leurs propres atouts. Ainsi les petites entreprises ont un avantage majeur pour comprendre les aspirations de leurs salariés et y répondre. C’est celui de constituer de véritables communautés humaines tissées de liens interpersonnels francs et directs qui permettent notamment une reconnaissance plus authentique du travail, des efforts et des mérites de chacun. Je sais que tout ce qui se rapporte au père est aujourd’hui dévalorisé dans le discours médiatique ambiant qui voue aux gémonies le patriarcat, le paternalisme, le patrimoine, la patrie, etc. Mais pour ma part, même si c’est devenu politiquement incorrect, je persiste à penser qu’en fidélité avec l’étymologie, les bons patrons sont ceux qui agissent en père de famille, en ayant soin de vraiment connaître leurs salariés, leurs aspirations, leurs contraintes et de faire en sorte d’apporter des réponses concrètes adaptées à chacun et aussi aux spécificités de leur territoire. Le lien avec le territoire est essentiel et constitue une autre spécificité des PME : 90 % de leurs clients et partenaires se trouvent dans un rayon de 30 km. À mon sens, elles doivent revendiquer cet ancrage territorial, et même cet enracinement car c’est bien à cette échelle, dans les liens de proximité, que la fameuse responsabilité sociale de l’entreprise peut gagner en consistance et donner sa pleine mesure.


Propos recueillis
par Christophe Blanc

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