Laurence Weibel : “Les travailleurs de nuit n’ont le plus souvent aucune envie que leur rythme de travail soit modifié.”

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Docteur en neurosciences et chronobiologiste, Laurence Weibel a effectué des recherches dans le domaine de la chronobiologie, au CNRS puis à l’Université Libre de Bruxelles et enfin à l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité), où elle travaille aujourd’hui en tant qu’expert d’assistance médicale.

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Non, ce n’est pas naturel du tout. L’homme est fondamentalement rythmique et la plupart des fonctions physiologiques chez l’être humain évoluent selon des rythmes. Il y a les rythmes ultradiens qui ont une fréquence courte, comme la fréquence cardiaque, les rythmes infradiens, dits longs, comme les rythmes saisonniers par exemple. Et entre les deux, il y a autour de 24 heures les rythmes circadiens, ceux qui nous intéressent dans le cadre du travail posté.

L’existence même de ces rythmes va exprimer la nécessité pour certains événements de se produire à un moment plutôt qu’à un autre des 24 heures, soit sur un rythme circadien. Cela veut dire : faire de l’exercice physique le jour, manger le jour, dormir la nuit, parce que l’homme est fondamentalement diurne. Nous sommes génétiquement conçus pour vivre le jour et dormir la nuit. Or, ce système ne va pas s’inverser simplement parce qu’on doit ou souhaite travailler la nuit.

Les gens qui travaillent la nuit sont soumis à deux mécanismes qui vont expliquer des effets délétères sur la santé.

Le premier, ce sont les désynchronisations circadiennes. Notre horloge biologique a une période endogène un peu supérieure à 24 heures et il faut la remettre à l’heure tous les jours pour qu’elle soit synchronisée exactement sur 24 heures. Or, le synchroniseur majeur, c’est l’alternance lumière/obscurité et dans le noir, votre physiologie est affectée. L’horloge biologique continue de fonctionner mais elle n’est pas remise à l’heure, chaque jour, par l’alternance de la lumière et de l’obscurité. Les rythmes vont ainsi se décaler peu à peu.

Le second, c’est ce qu’on appelle les effets liés à la dette de sommeil, à savoir que peu à peu les gens qui travaillent la nuit dorment moins bien et moins longtemps. Ils se constituent ainsi une dette de sommeil. Et comme toute dette, un jour il faut la payer et en général cette dette se manifeste par des symptômes et des pathologies, sur le long terme bien souvent. Des études en situation réelle, ont démontré que le sommeil diurne est de moins bonne qualité chez les travailleurs de nuit. Il est également réduit en quantité. Ainsi, ces derniers dorment en général 5 à 6 heures par période de 24 heures. On dit souvent qu’ils dorment une heure de moins que les travailleurs diurnes. Cela peut paraître anecdotique, mais ça représente une nuit de moins par semaine !

Le dernier point sur les effets sanitaires liés au travail de nuit est issu d’une expertise de l’ANSES publiée en 2016. Puisque j’y ai participé, nous avions d’abord décrit des effets à court terme sur la vigilance et des périodes d’hypovigilance qui, au travail, peuvent aboutir à des erreurs et à des accidents du travail mais aussi de trajet. On sait aujourd’hui que ces deux types d’accidents sont plus nombreux et plus graves lorsqu’ils surviennent la nuit.

Un deuxième effet à court terme concerne les troubles du sommeil. La dette de sommeil en soi à des effets notamment sur la santé métabolique. Une équipe de Chicago a publié une grosse étude à ce sujet, en 1999. Elle a montré que réduire le sommeil chez des sujets sains altère le métabolisme du glucose et de l’insuline, provoquant à court et moyen terme du surpoids et de l’obésité.

Les effets à long terme sur la santé ont, quant à eux, été classés en trois catégories par l’ANSES :

  • les effets avérés sur la somnolence, sur la qualité et la quantité de sommeil et sur le syndrome métabolique. Nous avons énormément de connaissances sur ces effets.
  • les effets probables. À l’ANSES, nous avons montré qu’il y a des effets du travail de nuit sur la santé psychique, sur les performances cognitives – notamment tout ce qui est phénomène de mémorisation – sur l’obésité et la prise de poids, sur le diabète de type 2 et les maladies coronariennes et sur certains types de cancer, celui du sein en particulier.
  • les effets possibles, à savoir certains effets pour lesquels on a quelques études épidémiologiques chez l’homme mais surtout quelques études mécanistiques dans les modèles animaux. Ce sont des effets sur les lipides sanguins, par exemple les troubles du cholestérol, sur l’hypertension artérielle et sur les accidents vasculaires cérébraux ischémiques.

Je ne sais pas si c’est aussi surprenant parce qu’il y quand même pas mal de cancers qui sont dits hormono dépendants, comme le cancer du sein. Cela signifie qu’ils sont liés à nos rythmes de sécrétions d’hormones et quand vous voyez que le travail de nuit a autant d’impact de désynchronisation de ces rythmes, on comprend relativement aisément que cela peut avoir un lien avec le développement de ces cancers.
Quand on parle des effets du travail de nuit, c’est d’abord avec le cancer du sein que le lien a été fait, chez la femme, impulsant en 2007 une alerte du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), une émanation de l’OMS. Il avait alerté sur les effets probablement cancérigènes du travail de nuit. Cette annonce a fait l’effet d’une bombe parce que cet organisme se positionnait jusque-là uniquement sur des produits chimiques, comme l’amiante classé comme cancérigène reconnu. C’était la première fois que le CIRC classait une organisation du travail comme potentiellement cancérigène.
Depuis cette période, le CIRC a réévalué sa classification et l’ANSES en a fait de même, réaffirmant le caractère probablement cancérigène du travail de nuit. Le CIRC a publié une nouvelle classification entre 2019 et 2020 démontrant un lien avec les cancers colorectaux et de la prostate.
Aujourd’hui encore, cinq mécanismes qui font potentiellement le lien entre le travail posté et de nuit et les cancers sont étudiés en ce sens.

1 – un mécanisme qui serait dû à une altération du cycle lumière/obscurité et donc à une altération de l’horloge biologique centrale et donc à ces fameuses désynchronisations circadiennes.
2 – Un mécanisme lié à une exposition à la lumière, la nuit. Cette exposition entrave la sécrétion d’une hormone, la mélatonine, sécrétée uniquement la nuit. Or, cette hormone est protectrice contre le cancer.
3 – Un mécanisme via les troubles du sommeil avec des effets sur le système immunitaire. Quand celui-ci est affaibli, il y a potentiellement plus de risques de cancer.
4 – Un mécanisme plus classique lié à des facteurs de vie modifiés. On sait aujourd’hui que les gens qui travaillent la nuit en posté, ont des comportements davantage à risque. Ils fument plus, boivent plus d’alcool et ont le plus souvent une mauvaise alimentation. Ils sont aussi davantage sédentaires.
5 – Un mécanisme lié à une carence en vitamine D, synthétisée quand vous êtes exposée à la lumière. Par définition, les travailleurs de nuit sont moins exposés à la lumière du jour et au soleil, ils ont donc plus facilement une carence en vitamine D qui a des vertus protectrices contre le cancer.

C’est vrai que le travail de nuit se développe. 9 % de personnes travaillent uniquement la nuit, 44 % de salariés travaillent selon des horaires atypiques au moins une fois par mois. Dès lors, sur l’aspect de la prévention, la première chose à rappeler c’est que le travail de nuit ce n’est pas physiologique. Dans l’idéal, il faut donc soit le supprimer, soit l’éviter au maximum. Rappelons à ce sujet que le Code du travail précise bien que le travail de nuit doit être exceptionnel. À ce titre, des jurisprudences doivent être mentionnées parce qu’elles vont dans le bon sens, concernant des magasins en particulier qui ont été condamnés à raison parce que les juges ont estimé que ce n’était pas nécessaire de vendre du parfum sur les Champs-Élysées à 3 heures du matin ! Cela étant dit, on est un peu tous responsables de cette société qui reste active 24 h sur 24.

Je fais de la prévention en entreprise et je suis souvent confrontée aux réserves soit de la direction, soit des salariés qui ne sont pas forcément attentifs quand vous leur parlez d’un risque dont les effets sont différés dans le temps. Quand vous évoquez les effets à courts termes, vous captez davantage leur attention. J’interviens principalement sur deux thématiques : les horaires atypiques de travail et les RPS. Dans le second cas, c’est assez confortable pour moi parce que dans les CSE et leur CSSCT tout le monde est déjà convaincu. Ce n’est pas le cas sur le sujet des horaires. Y compris dans ces groupes sensibilisés aux risques, les travailleurs de nuit n’ont le plus souvent aucune envie que leur rythme de travail soit modifié. J’ai en tête le cas d’une sensibilisation, en partenariat avec le Médecin du travail, dans une entreprise. On a démontré que c’était beaucoup plus bénéfique pour le sommeil de commencer un poste du matin après 6 heures. Il y a eu un réel intérêt pour la démarche de la part des salariés qui ont posé beaucoup de questions. Malgré tout, à la fin, quand nous avons fait un petit sondage, tous ont voté pour le maintien du rythme tel qu’il existait avec un début de journée à 4 heures du matin.

Certaines entreprises ont agi sur l’organisation du travail en modifiant les horaires de travail, sur la base des connaissances actuelles sur le sujet. En travail posté, par exemple, plus l’équipe du matin commence tard, mieux c’est ! En effet, c’est au petit matin qu’il y a le plus d’accidents de trajet. Des entreprises ont modifié les horaires de prise de poste en les reculant à 6 ou 7 heures, contre 4 ou 5 heures auparavant. D’autres ont modifié leur système de rotation des équipes, en abolissant les trois huit. Elles ont mis en place des rythmes où il n’y a plus que deux nuits de travail consécutives, limitant la désynchronisation circadienne. Une autre entreprise avec laquelle j’ai travaillé a élaboré un système novateur qui permet de proposer au salarié un choix de plusieurs rythmes de travail, dont l’un d’entre eux sans plus aucune nuit à effectuer. Certes cela peut induire une légère perte de salaire à prendre en compte, mais pour certains qui veulent favoriser la vie de famille, cela reste une option intéressante.

C’est clairement compliqué, aujourd’hui encore, de faire de la prévention sur les risques liés aux horaires atypiques, sur un thème où il n’y a parfois que la Direction de l’entreprise pour prendre conscience du danger. Pour faire de la prévention en entreprise, et être efficace, l’idéal c’est de s’y déplacer en équipe avec un inspecteur du travail, un médecin du travail, un responsable de la Carsat, etc. Plus vous êtes nombreux, chacun ayant sa spécialité, plus vous augmentez vos chances d’être entendus avec un point de vue médical, celui du droit et celui du technicien ou du scientifique. Cette réalité s’applique d’ailleurs, à tous les risques au travail.


Propos recueillis
par Stéphane Chabrier

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