Carole Gouiran : “Les mauvaises conditions de travail provoquent des difficultés de recrutement et de rétention des talents.”

Share on facebook
Share on twitter
Share on email

Carole Gouiran est psychologue du travail. Forte des nombreuses missions de prévention des risques psychosociaux qu’elle accomplit auprès des entreprises et des collectivités territoriales, elle dispose d’une vision directe du moral des salariés français et de leurs attentes à l’égard de leur travail. Nous lui avons demandé ce qu’elle pensait du phénomène de « grande démission » apparu voici quelques mois aux États-Unis dans le sillage de la crise sanitaire, et des mesures à prendre pour conjurer sa contagion à la France.

La presse parle beaucoup de la “grande démission”, ce phénomène né voici quelques mois aux États-Unis et se traduisant par une vague de démission massive de salariés s’estimant insatisfaits de leur travail… Selon vous, ce phénomène touche-t-il aussi la France ?


Il semble que la France ne soit pas touchée de façon aussi importante que les États-Unis. Cependant, je constate que, depuis quelques années, un nombre croissant de salariés font part d’une certaine désillusion à l’égard de leur travail et ce mouvement s’est accéléré dans le sillage de la crise sanitaire. Les salariés concernés ne démissionnent pas nécessairement mais ressentent une grande lassitude professionnelle. Ils baissent les bras et décident, plus ou moins soudainement, de lever le pied parce que l’envie n’est plus là. Cette attitude n’est pas nouvelle, mais elle a désormais tendance à toucher des personnes qui affirment aimer leur métier mais qui ne s’y retrouvent plus. Je vois beaucoup de travailleurs qui me disent : “J’aime mon job, mais je ne peux plus le faire dans de telles conditions.” Ces personnes sont encore en poste, mais pour combien de temps ? Si la cause de leur mal-être n’est pas identifiée et traitée, elles finiront par quitter leur emploi actuel.


Quels sont les problèmes mis en avant par ces travailleurs pour expliquer leur désenchantement ?


Les travailleurs désenchantés pointent généralement les “mauvaises conditions de travail” mais ce terme recouvre bien entendu une grande variété de situations. Certains évoquent des dysfonctionnements organisationnels, d’autres la mauvaise ambiance qui prévaut dans leur équipe, d’autres encore le manque de moyens, etc. Ces récriminations mènent toutefois à deux très importantes sources de malaise des travailleurs : le “travail empêché” et le manque de reconnaissance.


Commençons par le “travail empêché” ! De quoi s’agit-il ?


Selon Yves Clot, titulaire de la chaire de psychologie du travail du CNAM (Centre National des Arts et Métiers), il y a “travail empêché” lorsque, à la fin de la journée, le salarié se dit “aujourd’hui encore, j’ai fait un travail ni fait, ni à faire”, lorsque le travailleur ne parvient plus à se reconnaître dans son travail, lorsqu’il ne perçoit plus son utilité et qu’il ne parvient plus à en être fier. Le travail empêché provoque une profonde souffrance car il détruit l’honneur professionnel des travailleurs. Il représente également une menace pour la performance des organisations car il érode petit à petit l’engagement de ses membres, entraînant ce que les Anglo-Saxons appellent le “quiet quitting”, autrement dit une “démission silencieuse” consistant à faire uniquement ce qui est prescrit dans le contrat de travail ou la fiche de poste et rien de plus, en respectant formellement les règles, mais sans plus se soucier du résultat final de son travail.


Quelles sont les grandes causes du travail empêché ?


L’une des causes est l’accroissement des normes, des procédures et des indicateurs servant à nourrir des reportings, qui, dans de nombreuses entreprises et administrations, réduisent fortement l’autonomie et la capacité d’initiative des managers et des cadres. On comprend alors que ces salariés ont le sentiment de passer trop de temps à remplir des tableaux plutôt qu’à exercer leur véritable métier, celui pour lequel ils ont été formés et pour lequel ils ont été embauchés. Cette situation débouche sur une perte de sens et est d’autant plus délétère pour la santé mentale des individus concernés qu’elle remet en cause leur identité professionnelle, qui constitue une part importante de ce que nous sommes en tant que personnes.


Les petites entreprises ne sont-elles pas, par nature, protégées de ces dérives ?


En effet, les grandes entités sont plus sujettes à une forme de déshumanisation des personnes que l’on retrouve à travers le langage courant. Quand on parle de “la compta”, “l’informatique”, “la direction” pour désigner des entités devenues lointaines, mystérieuses voire hostiles, et qui peuvent être à l’origine de certaines demandes incomprises. En revanche les petites structures peuvent, de leur côté, être menacées par un excès de polyvalence. C’est un cas qui se rencontre dans certaines petites collectivités qui, pour surmonter un problème de moyens, peuvent parfois recourir à des “agents polyvalents” affectés à toute une série de tâches, au gré des besoins, des urgences ou des absences de leurs collègues. Lorsqu’elle devient un mode de fonctionnement chronique, cette façon de faire est déstabilisante car les agents concernés ont le sentiment d’être corvéables à merci et surtout dépossédés de leurs compétences. “Si tout le monde peut faire ce que je fais, cela signifie que je n’ai pas de valeur propre ni de compétences spécifiques reconnues”, se disent-ils.


Cela nous conduit à examiner cette seconde source de désengagement qu’est le manque de reconnaissance…


Le manque de reconnaissance naît, chez les travailleurs, d’un trop grand écart entre les efforts consentis et ce qui est obtenu en retour de l’organisation, aussi bien de sa direction que de ses collègues. Il est par ailleurs la manifestation d’un sentiment d’injustice qui peut naître, lui aussi, d’un grand nombre de situations. La question de la rémunération est évidemment importante, tout comme celle du déroulement de la carrière, mais reste finalement mineure. Ce qui impacte le plus les salariés, c’est le sentiment que leur investissement dans le travail n’est pas reconnu, au-delà du manque à gagner. On peut en dire autant du refus opposé à une demande de formation qui risque de laisser croire au travailleur concerné que sa direction se désintéresse de sa volonté de travailler mieux et donc de la reconnaissance des compétences requises pour effectuer le travail qu’il accomplit depuis des années. Cela concerne également le fait d’être insuffisamment associé aux décisions qui concernent le travail. Pour illustrer cela, je prendrai le contre-exemple d’un patron de salon de coiffure qui, en impliquant ses employés dans le renouvellement de leur matériel, leur a démontré qu’il se souciait de leurs conditions de travail et qu’il reconnaissait leur savoir-faire et leur professionnalisme, tout en renforçant leur sentiment d’autonomie.


Pour conjurer le risque de grande démission, certains consultants suggèrent aux entreprises, de redonner du sens au travail en s’engageant dans de grandes causes, notamment sociétales ou environnementales. Qu’en pensez-vous ?


La question du sens est évidemment cruciale. Les gens qui effectuent un travail ont besoin de considérer que ce qu’ils font est utile aux autres et à la société. En revanche, je crois que c’est une illusion de croire que la question du sens au travail puisse se résoudre par le seul engagement des entreprises dans de grandes causes, si belles et justifiées soient-elles. La plupart des salariés préfèrent évidemment travailler dans une entreprise vertueuse mais le sens au travail ne se joue pas à cette seule échelle. Il se joue au plus près du travail réel des salariés. Un salarié employé par une entreprise vertueuse au plan environnemental ou sociétal se réjouira certainement de contribuer, par son travail, à une noble cause. Mais si son propre travail est empêché, si ce qu’il accomplit lui-même au quotidien est dévalorisé ou absurde, alors la question du sens au travail restera, pour lui, pleine et entière. La souffrance professionnelle des soignants exerçant aujourd’hui dans l’hôpital public illustre bien cette problématique : tous ont pleinement conscience d’accomplir une mission extrêmement utile à la société. Mais les conditions de travail dégradées liées notamment à des objectifs de gestion pas toujours déterminés en concertation avec les équipes de terrain finissent par détruire le sens de ce qu’ils font au quotidien, au point que certains d’entre eux en arrivent à démissionner tandis que d’autres renoncent par avance à cette vocation. La situation actuelle de l’hôpital public démontre que l’incapacité à offrir des conditions de travail cohérentes avec l’activité exercée peut déboucher à terme sur de graves problèmes de pénurie de main-d’œuvre.

Propos recueillis
par Christophe Blanc

Maintenant abonnement au départ
seulement 4,90 EUR

Inscrivez-vous à notre newsletter