Dans le cadre de son obligation de sécurité, l’employeur doit rester attentif à la charge de travail et à l’amplitude horaire de ses salariés, y compris lorsqu’ils disposent d’une grande autonomie dans la gestion de leurs temps de travail. La jurisprudence a déjà eu l’occasion de statuer sur ce principe.
La maîtrise de la charge du travail est un enjeu important pour l’employeur. Il s’agit, en effet, d’un des principaux facteurs de risques pour la santé mentale des salariés et peut à terme entraîner des répercussions sur leur santé physique. Or, rappelons que l’employeur est tenu d’une obligation de sécurité envers ses salariés. Cette obligation, visée à l’article L4121-1 du Code du travail, lui impose de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Une mauvaise maîtrise de la charge du travail, ou un mauvais suivi de son amplitude, est donc susceptible d’engager la responsabilité de l’employeur au titre de son obligation de sécurité, comme en témoigne l’affaire suivante.
Une rupture, aux torts de l’employeur ?
Engagé depuis 2006, en qualité de médecin du travail au sein d’une société de conseil en systèmes et logiciels informatiques, sur la base d’un salaire associé à un forfait annuel de 218 jours, monsieur X saisit, le 12 novembre 2013, le Conseil des prud’hommes en résiliation judiciaire de son contrat de travail aux torts de son employeur. Le salarié lui reproche notamment de ne pas avoir satisfait à son obligation de sécurité à son égard. Son licenciement, prononcé par les prud’hommes, intervient le 26 août 2014. L’employeur et le désormais ex-salarié vont s’affronter sur la demande de ce dernier tendant à l’octroi de dommages et intérêts, en raison du non-respect de l’obligation de sécurité.
Devant les juges, le salarié explique d’abord qu’il a alerté l’employeur à plusieurs reprises, en vain, sur sa charge de travail, notamment sur le fait que son service était en sous-effectif. Il évoque ensuite le stress, engendré par cette situation, non pris en compte par l’employeur ainsi qu’une dégradation de son état de santé. Enfin, il finit par dénoncer la non-reconnaissance de son travail, à travers l’absence de perspective d’évolution professionnelle.
Pour appuyer ses arguments, Monsieur X produit deux séries de courriels échangés au cours de l’année 2013. La première série porte sur la nécessité pour lui d’obtenir une évolution professionnelle au sein de l’entreprise. Dans la seconde, il alerte l’employeur sur l’importance de la charge de travail, les dysfonctionnements du service auquel il est affecté et les conséquences psychologiques graves en résultant pour lui. Mais loin de l’avantager, ces courriels vont venir affaiblir l’argumentaire de l’ex-salarié.
L’obligation de sécurité en question
À son tour, l’employeur se sert de ces courriels pour démontrer qu’il a bien rempli son obligation de sécurité. Ainsi, il fait apparaître que les alertes sur la souffrance psychologique du salarié ne sont intervenues qu’après qu’il a eu essuyé un nouveau refus de promotion. Ces précédents courriels étaient en effet également centrés sur des demandes de promotion non satisfaites. L’entreprise souligne par ailleurs qu’elle a immédiatement alerté la médecine du travail lorsque le salarié a fait état de ses souffrances psychologiques, témoignant de cette manière de sa proactivité.
La cour d’appel de Paris est convaincue par cet argumentaire. Elle relève que les pièces produites par le salarié, dans lesquelles il “loue l’écoute et la disponibilité de sa hiérarchie”, traduisent une satisfaction sur le suivi général des salariés et qu’un climat de confiance avait été instauré entre le service auquel le salarié appartenait et l’entreprise. La cour constate également qu’à partir d’août 2013, le salarié a fait expressément référence dans ses courriels à une souffrance psychologique, dont l’employeur s’est emparé en alertant le médecin du travail sur la gravité de la situation, contredisant ainsi l’allégation du salarié selon laquelle son entreprise n’avait pas apporté de réponse à une situation de souffrance avérée. Enfin, au vu de l’ensemble des éléments de preuve qui lui ont été soumis, la cour d’appel a retenu que ceux-ci mettaient en évidence un comportement de l’employeur conforme à son obligation de sécurité.
Le salarié se voit ainsi débouté de sa demande de dommages et intérêts au titre du non-respect de l’obligation de sécurité. Le soulagement de l’employeur sera toutefois de courte durée car le salarié, tenace, va se pourvoir en cassation.
Entrée en scène du forfait en jours
Devant la Cour de cassation, Monsieur X, qui est un salarié soumis au régime du forfait en jours (voir encadré), va faire valoir l’absence de suivi de l’amplitude et de sa charge de travail par l’employeur, ce qui constitue un manquement à son obligation de sécurité lequel manquement entraîne des conséquences sur sa santé.
De plus, le salarié a plusieurs fois sollicité en vain sa direction sur la tenue d’un entretien lui permettant d’évoquer son activité : l’organisation et la charge de travail, sa rémunération, etc. Le salarié va d’ailleurs rappeler à la Cour que les dispositions légales ou conventionnelles relatives au suivi de la charge de travail du salarié en forfait en jours ont essentiellement pour objet d’assurer la protection de sa santé et de sa sécurité. Le non-respect de ces dispositions constitue donc un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité prévue par l’article L4121-1 du Code du travail.
Étonnamment, en l’espèce, la Cour d’appel a bien constaté que l’employeur n’avait pas respecté les conditions légales de mise en œuvre de la convention de forfaits en jours, et l’a déclaré nulle en conséquence. Elle aurait dû en déduire que l’employeur avait manqué à son obligation de sécurité et le condamner à ce titre, ce qu’elle n’a pas fait. Elle a donc violé l’article L4121-1 du Code du travail, selon le salarié.
Un avis que partage la Cour de cassation. Pour cette dernière, l’employeur a bien manqué à son obligation de sécurité. En effet, il ne justifiait pas, notamment par la tenue d’un entretien, avoir pris les dispositions nécessaires de nature à assurer la protection et la santé du salarié : en garantissant que l’amplitude et la charge de travail du salarié restaient raisonnables et en assurant une bonne répartition dans le temps de travail.
La Cour de cassation annule donc la décision de la cour d’appel qui avait débouté le salarié de sa demande de dommages et intérêts. Une décision sévère pour l’employeur qui, malgré sa réactivité, se voit sanctionné et s’expose à une condamnation à des dommages et intérêts, en réparation du préjudice lié à son manquement à l’obligation de sécurité.
Même si l’employeur a agi promptement en saisissant le médecin du travail, dès qu’il a eu connaissance de l’état de souffrance psychologique du salarié, sa réponse a été jugée insuffisante par la Cour de cassation dans la mesure où il ne justifiait pas du suivi de l’amplitude horaire du salarié et de sa charge de travail.
Contrôler les horaires quelle que soit la nature du contrat
Cette affaire illustre bien l’importance pour l’employeur de redoubler de vigilance dans le suivi de la charge de travail et l’amplitude horaire des salariés, en particulier lorsqu’il s’agit de salariés disposant d’une grande autonomie dans la gestion de leurs temps de travail, comme les consultants par exemple.
Quand bien même le salarié est soumis à un forfait en jours ou autonome dans l’organisation de son temps de travail, l’employeur n’est pas dispensé de vérifier l’amplitude et la charge de travail de celui-ci.
Il est donc important dans l’entreprise de prendre toutes les dispositions afin de s’assurer que l’autonomie dont jouit le salarié dans l’organisation de son temps de travail n’aboutit pas à une charge de travail déraisonnable susceptible de créer un burn-out, un épuisement professionnel, des troubles psychologiques. Toutes les altérations de la santé physique ou mentale du salarié peuvent, sous certaines conditions, être reconnues comme des maladies professionnelles.
Tatiana Naounou
Juriste TUTOR
Groupe Pôle Prévention
Obligations et spécificités du forfait en jours
Les salariés au forfait en jours sont ceux dont la durée du temps de travail ne peut être prédéterminée et qui disposent d’une réelle autonomie dans l’organisation de leur emploi du temps, pour l’exercice de leurs tâches et autres responsabilités. La possibilité d’appliquer les forfaits annuels en jours a été étendue à tous les collaborateurs non-cadres réellement autonomes, dont la nature des fonctions rend impossible leur assujettissement aux 35 heures.
Le régime du forfait en jours reste très encadré. Le Code du travail prévoit qu’à défaut de stipulations conventionnelles, une convention individuelle de forfait en jours peut être valablement conclue sous réserve du respect de la part de l’employeur des dispositions suivantes :
– Établir un document de contrôle faisant apparaître le nombre et la date des journées ou demi-journées travaillées ;
– S’assurer que la charge de travail du salarié est compatible avec le respect des temps de repos quotidiens et hebdomadaires ;
– Organiser une fois par an un entretien avec le salarié pour évoquer sa charge de travail, qui doit être raisonnable, l’organisation de son travail, l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle ainsi que sa rémunération.