Carole Gouiran et Lucie Czap sont respectivement psychologue du travail et ergonome. Au sein du Groupe Pôle Prévention, elles interviennent auprès de nombreuses entreprises de toutes tailles confrontées à l’émergence de conflits et de tensions au travail. Fortes de cette expérience, elles portent sur ce phénomène un regard différent de celui habituellement relayé par la presse généraliste, en soulignant notamment que les conflits professionnels s’expliquent plus souvent par l’organisation et les conditions de travail que par les fameuses personnalités toxiques.
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Lucie Czap, ergonome chez Pôle Prévention
Carole Gouiran, psychologue du travail chez Pôle Prévention
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Sur quels types de conflits êtes-vous le plus souvent appelées à intervenir ?
Carole Gouiran : Cette question nécessite d’évoquer préalablement la typologie des conflits. Or, il en existe une multitude les classant selon leurs motifs, leurs parties prenantes, leurs conséquences, etc. S’agissant des motifs, on peut par exemple distinguer les conflits de valeurs des conflits de pouvoir.
L’examen des parties prenantes impliquées permet, quant à lui, de bien cerner le périmètre du conflit. Le conflit peut en effet mettre aux prises deux personnes ou des groupes entiers, par exemple un service de
l’entreprise contre un autre, voire opposer une ou des personnes à l’organisation tout entière. Ces typologies et quelques autres sont des outils que nous utilisons pour bien comprendre les conflits, leurs tenants et aboutissants, et trouver ainsi des moyens adéquats pour les résoudre
Lucie Czap : Il est en effet important d’envisager les conflits en recourant simultanément à plusieurs grilles d’analyse pour la simple et bonne raison que, la plupart du temps, les conflits qui se déclenchent au travail ont plusieurs dimensions et plusieurs ressorts. On rencontre rarement des conflits chimiquement purs. Pour ne prendre qu’un exemple, au premier abord, un conflit interpersonnel entre deux collègues peut sembler causé par des caractères difficilement compatibles. Mais il peut, tout aussi bien, révéler un conflit de valeurs sur la conception du travail bien fait ou encore résulter d’une mauvaise distribution des missions de chacun… Pour cette raison, il est assez difficile de répondre à votre question. En effet, les conflits sur lesquels nous intervenons ont toujours plusieurs dimensions.
Il semble que les tensions et conflits deviennent un sujet de préoccupation croissant dans les entreprises. Comment l’expliquez-vous ?
Carole Gouiran : Je pense que les profondes mutations actuellement à l’œuvre au sein du monde du travail offrent un terrain favorable à l’émergence de nombreuses tensions. Depuis une vingtaine d’années, le monde du travail est confronté à de nombreux changements qui rebattent sans cesse les cartes et obligent les organisations et leurs membres à de très importants efforts d’adaptation. Cette situation est génératrice de stress et aussi de tensions car les salariés sont aussi amenés à se repositionner les uns par rapport aux autres. Certains travailleurs peuvent redouter, à tort ou à raison, de ne pas parvenir à s’adapter aux nouvelles exigences formulées par la hiérarchie, de ne pas y arriver et d’être mis sur la touche. D’autres peuvent considérer que les changements à l’oeuvre violent leur éthique professionnelle. On sait ainsi que, dans l’hôpital public, les nouvelles règles de gestion qui sont imposées aux soignants les empêchent d’accomplir leur métier dans les règles de l’art. Les effets sur l’organisation du travail impactent le temps passé auprès des patients, engendrant deux visions opposées. Cela peut entraîner une remise en question des décisions des gestionnaires qui administrent les structures, mais aussi accentuer le stress ressenti à cause de l’intensification du travail. Et in fine, cela peut aboutir à des conflits soit entre soignants car ils sont soumis à une pression trop importante, soit entre soignants et gestionnaires pour des raisons de conflits de valeurs. Un même type de situation peut se retrouver également dans le monde de la culture en raison, par exemple, de la place croissante qu’y prennent les compétences et les métiers de la communication. Ainsi, dans certains musées, peuvent émerger des conflits liés à la fois à des objectifs qui peuvent paraître divergents entre une approche scientifique et une volonté de vulgarisation auprès du grand public, et à l’ajustement de la place de chacun dans le processus de gestion des projets. Cela est susceptible de créer des tensions qui peuvent dégénérer en conflits ouverts s’il n’existe pas de régulation managériale.
Lucie Czap : L’essor rapide du télétravail dans le sillage de la crise sanitaire permet également de saisir le rôle joué par les changements qui affectent nos façons de travailler. Le télétravail a en effet introduit dans les collectifs de travail de nouveaux clivages entre les salariés à l’aise avec les technologies numériques et ceux qui le sont moins, entre ceux qui disposent de logements adaptés au travail à la maison et ceux qui en sont privés sans oublier bien sûr le clivage, encore plus radical, entre les travailleurs éligibles au télétravail et les autres. Mal accompagné, un tel changement organisationnel peut évidemment déboucher sur des craintes, des jalousies et finalement des conflits larvés. À l’occasion d’une récente étude de l’Institut Montaigne consacrée aux “Français au travail”, les travailleurs interrogés s’accordaient à vanter les avantages du télétravail. Mais ils reconnaissaient également qu’il avait “un impact négatif sur l’efficacité des interactions avec les collègues et plus généralement sur la qualité des relations humaines au travail”. Quant aux auteurs de l’étude, constatant la vive frustration des salariés entièrement exclus du télétravail, ils affirmaient redouter qu’elle ne soit “génératrice d’un nouveau clivage entre salariés”.
Lorsque l’on évoque les tensions en entreprises, on en vient fréquemment à évoquer la question du harcèlement et, plus généralement, les dégâts causés par les personnalités toxiques. Qu’en pensez-vous ?
Lucie Czap : Je me méfie énormément de la tendance actuelle à psychologiser tous les conflits et à les expliquer par des traits de caractère. Lorsque j’interviens en entreprise pour résoudre un conflit, c’est presque toujours la première explication qui m’est donnée par les protagonistes : un tel est “caractériel”, une telle est “hystérique”, tel autre est “un vrai psychopathe…” Cela peut être le cas : dans l’entreprise comme dans toute communauté humaine, il peut arriver d’être confronté à des personnalités difficiles voire toxiques ou, à, tout le moins, des personnalités qui s’accordent difficilement avec la nôtre. Mais dans bien des situations, cette personnalisation du conflit est simplement le signe que des divergences de points de vue sont devenues insurmontables pour les personnes concernées, si bien qu’elles ont besoin d’aide pour les surmonter. Dans une telle situation, le rôle des intervenants extérieurs consiste à revenir aux faits et rien qu’aux faits ! Pour désamorcer un conflit, il est crucial de dépersonnaliser les enjeux. Lors de l’une de mes interventions, réalisée dans une grande surface, un chef de rayon et un responsable logistique en étaient venus à ne plus pouvoir se parler, si bien que cela affectait aussi bien leur santé que le bon fonctionnement du magasin. Chacun avait tendance à considérer que le problème venait du caractère de l’autre alors que, après analyse, il est apparu que leurs différends provenaient plutôt de contraintes organisationnelles qui les conduisaient inévitablement à des frictions. Je précise qu’en l’espèce ces contraintes d’ordre matériel étaient difficiles à résoudre et persistent. Mais le conflit est toutefois apaisé car chacun comprenant désormais les difficultés de l’autre, les deux salariés affrontent ensemble ces contraintes communes, dans un esprit de compréhension mutuelle.
Carole Gouiran : Je voudrais revenir sur le concept de “harcèlement” que vous avez évoqué et qui connaît effectivement un certain succès depuis quelques années, si bien qu’il est souvent utilisé à tort pour expliquer des conflits au travail. En effet, pour qu’il y ait harcèlement il faut qu’il y ait un harceleur ou des harceleurs et une victime ou des victimes qui subissent. Or, la plupart des conflits au travail obéissent à une logique beaucoup moins binaire, relevant plutôt d’une montée des tensions dans laquelle toutes les parties donnent et reçoivent des coups. Dans les conflits professionnels, il y a souvent de la souffrance des deux côtés et parfois c’est celui qui aurait “ouvert les hostilités” qui se retrouve en arrêt maladie. Voilà
pourquoi, la gestion des conflits exige de se prémunir de tout manichéisme. Les pervers narcissiques ne courent pas les rues. Si le monde du travail implique bien souvent des enjeux divergents entre les salariés pouvant conduire à des relations de pouvoir, il est nécessaire d’appréhender toute la subtilité et la complexité des relations humaines. En effet, comme l’a précisé Lucie, elles sont tributaires d’un environnement, d’un contexte, car, pour reprendre cette expression assez imagée d’un de mes profs, les êtres humains ne vivent pas en apesanteur sociale. C’est d’ailleurs une bonne nouvelle qui signifie que les dirigeants d’entreprise et les managers peuvent la plupart du temps agir sur la situation de travail soit pour prévenir les conflits soit pour les résoudre.
Justement, que peuvent faire les dirigeants pour limiter au maximum les conflits et tensions dans leurs entreprises ?
Carole Gouiran : La première chose à faire consiste à prévenir l’apparition de conflits. Pour cela, il faut avant tout offrir aux salariés de bonnes conditions de travail, permettant à chacun de faire un bon travail. Gardons à l’esprit que le premier critère du bien-être au travail est le sentiment du travail bien fait. On souligne souvent à raison que les bonnes relations au travail contribuent de façon déterminante au bon fonctionnement de l’entreprise. Mais l’inverse n’est pas moins vrai : le bon fonctionnement de l’entreprise, une organisation efficace du travail, des moyens adaptés aux tâches de chacun favorisent la cohésion et la bonne entente entre les salariés. Par ailleurs, dans le sport comme dans le monde du travail, la mise en échec peut générer du stress pour les individus et des tensions dans les équipes. Pour cette raison, il est également essentiel de donner aux salariés des objectifs réalistes, qu’ils puissent atteindre avec les moyens dont ils disposent.
Lucie Czap : L’autre conseil que je donnerais aux dirigeants est de ne pas avoir peur, si ce n’est des conflits, tout au moins de l’expression des divergences de points de vue au sein des équipes. Yves Clot, titulaire de la chaire de psychologie du travail du Centre National des Arts et Métiers (CNAM), souligne la nécessité de permettre la dispute professionnelle, car c’est aussi par le débat que l’on se développe. Ainsi, est-il normal qu’une communauté humaine telle que l’entreprise connaisse des tensions entre ses membres. Les conflits font partie de la vie et il ne faut donc pas les vivre comme des drames mais comme des problèmes à résoudre avec calme, sérénité et rationalité. Par ailleurs, dans certains cas, l’irruption d’un conflit agit comme le symptôme d’un dysfonctionnement qui, sans le conflit, aurait pu échapper à la direction et s’aggraver silencieusement. L’irruption d’un conflit est donc aussi une occasion de crever les abcès et de mener une réflexion sur les moyens de progresser collectivement. Une entreprise qui affronte et résout collectivement un conflit né en son sein peut sortir plus forte et plus unie de cette épreuve.
Propos recueillis
par Christophe Blanc