Olivier Torrès : “La santé du dirigeant est le premier capital immatériel d’une PME.”

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Depuis plus de dix ans, Olivier Torrès, président de l’Observatoire Amarok sur la santé des dirigeants et universitaire spécialiste des PME à l’université de Montpellier, combat le déni dont font l’objet les risques professionnels des entrepreneurs et travailleurs indépendants.

Lorsque vous avez décidé de vous intéresser à la santé des entrepreneurs, il n’existait pas de données sur ce sujet. Comment expliquer cet angle mort ?

Cette situation provient d’abord du fait qu’eux-mêmes en parlent peu. Lorsque j’ai démarré mes investigations, la phrase que j’entendais le plus souvent dans leur bouche était : “Je n’ai pas le temps d’être malade.” Un autre disait aussi sous forme de boutade : “Je ne tombe malade que lorsque je suis en vacances, d’ailleurs j’ai arrêté d’en prendre…” Or ce n’est pas faux : en France, un entrepreneur travaille en moyenne 55 heures par semaine contre 40 heures pour les travailleurs salariés. Les personnes qui créent leur activité s’y engagent totalement. Ce rapport existentialiste au travail, ce sentiment d’être ce qu’ils font, leur permet d’aller de l’avant et leur procure un bonheur professionnel plus intense que celui des autres travailleurs. Mais, en retour, il les expose à davantage de souffrance en cas d’échec.

Ce déni ne provient-il pas aussi du présupposé selon lequel la souffrance au travail résulterait avant tout d’un rapport de domination, si bien que les patrons y échapperaient par nature ?

Il est vrai que, depuis quelques décennies, certains tendent à analyser l’ensemble des phénomènes sociaux au regard des rapports de domination. Or, cette focalisation presque obsessionnelle conduit à appauvrir le réel, voire à le nier. S’agissant des PME, cela ne date pas d’hier. Ainsi, tandis que, pour des raisons historiques évidentes, la théorie marxiste portait essentiellement sur la grande firme, les économistes néolibéraux, eux, s’intéressent avant tout aux actionnaires de cette même grande firme. Les TPE et PME restent donc, pour une large part, un impensé des sciences économiques et sociales alors même qu’elles représentent quand même 99 % des entreprises françaises ! Quant à la santé des travailleurs non-salariés, il est effectivement très difficile de l’appréhender, en raison même de l’extrême hétérogénéité de cette catégorie fourre-tout : comment interpréter des données qui mettent sur le même plan le patron de PME, le médecin libéral, l’agriculteur et l’expert-comptable ? Cela dit, les choses évoluent. Ainsi, après avoir lancé l’Observatoire Amarok de la santé des travailleurs non salariés (1), j’ai eu l’opportunité de créer, à l’université de Montpellier, une chaire consacrée à ces questions.

Justement, est-il désormais possible de brosser un tableau des principaux risques auxquels sont exposés les entrepreneurs ?

Rappelons d’abord une réalité souvent oubliée ! Nombre de dirigeants de TPE et PME sont exposés aux mêmes risques physiques que leurs employés pour la simple raison que, souvent, ils mettent la main à la pâte : le patron d’une entreprise de maçonnerie va aussi sur les chantiers, celui d’une boulangerie s’astreint aux mêmes horaires que ses salariés et n’inhale pas moins de farine…Mais les dirigeants sont aussi exposés à des risques spécifiques. Nos travaux en ont isolé quatre principaux :

  • le risque suicidaire accentué par le fait qu’un dépôt de bilan a souvent, pour eux, des conséquences encore plus dramatiques qu’un licenciement pour un salarié ;
  • le burn-out résultant d’une charge de travail excessive et du poids des responsabilités multiples qui repose sur leurs épaules dans un sentiment de forte solitude ;
  • le choc post-traumatique qui concerne particulièrement les commerçants, plus nombreux qu’on ne le croit, victimes d’agressions et de vols avec violence ;
  • et enfin le risque routier aggravé par des déplacements plus fréquents, les dirigeants étant amenés à prendre la route pour rencontrer des clients et des partenaires, etc.

Quel risque vous semble prépondérant ?

Je voudrais insister sur le risque de burn-out car, à l’occasion d’une enquête publiée avant la crise dans la Revue française de gestion (RFG), l’Observatoire Amarok a établi que 17,5 % des entrepreneurs présentaient des signes d’épuisement annonciateurs d’un risque de burn-out (2). C’est une proportion énorme qui s’explique notamment par le fait que, face à leur surcharge de travail, les entrepreneurs ont tendance à sacrifier les indispensables phases de récupération : ils dorment en moyenne 45 minutes de moins par nuit que les autres travailleurs, travaillent plus souvent le week-end et prennent moins souvent de vacances. À long terme, un tel rythme finit par user les plus endurants. Surtout lorsque ces sacrifices ne se sont pas payés en retour, par la réussite ou la reconnaissance.

D’habitude, le manque de reconnaissance est plutôt évoqué au sujet des salariés…

Oui, mais il frappe aussi les patrons. Le cas des agriculteurs est, à cet égard, emblématique. Notre étude a en effet révélé que leur mal-être était considérablement aggravé par l’agribashing, ces campagnes militantes à fort retentissement médiatique tendant à les faire passer pour des pollueurs, des empoisonneurs voire pour des tortionnaires d’animaux. Or, d’une façon certes moins aiguë, de nombreux patrons se sentent également incompris ou dénigrés par une société qui se montre allergique à toutes les figures traditionnelles de l’autorité, aussi bien le père que le patron, termes qui ont d’ailleurs la même étymologie. Et puis, ils sont parfois un peu las d’être assimilés aux dirigeants du CAC 40 qui, eux, sont pourtant essentiellement… des salariés ! Reconnaissons qu’il n’est pas facile pour un petit patron qui se démène pour faire tourner son entreprise d’être vu par certains comme un privilégié ou un exploiteur.

Quel est l’impact de la crise sanitaire sur la santé des entrepreneurs ?

Dans une étude plus récente, nous évaluons à 35 % le nombre de ceux qui présentent des signes d’épuisement, tandis que 9 % nécessiteraient une aide psychologique extérieure. Les difficultés économiques n’expliquent pas tout. En effet, parmi les causes de ce mal-être nous voyons monter en puissance une sorte de “syndrome d’empêchement”. Face au choc de la crise et aux mesures sanitaires implacables qu’elle a entraînées, un grand nombre de patrons se sentent, comme nous tous, coincés et impuissants. Mais comme ils sont, par tempérament, des hommes et des femmes portés à l’action et désireux de maîtriser leur vie, ils vivent plus mal cette situation. Ce syndrome n’est cependant pas tout à fait neuf : il était déjà perceptible parmi des professions qui estiment que leur liberté d’agir et de créer est de plus en plus entravée par un excès de normes et de réglementations.
Quelles sont, selon vous, les principales pistes pour préserver la santé des patrons ?
Comme vous le savez, la réforme du système de santé au travail, actuellement portée par Mmes Lecocq et Grandjean, envisage de réintégrer les travailleurs non-salariés dans le système de santé au travail. Si cela se fait, ce sera une avancée majeure et bénéfique. Comme la prospérité du pays repose, pour une large part, sur ses entrepreneurs, il est juste que le pays se préoccupe, en retour, de leur santé ! Toutefois, je crois que les entrepreneurs eux-mêmes devraient davantage se soucier de leur santé, en comprenant qu’elle est le premier capital immatériel de leur entreprise. Lorsque Steve Jobs ou Édouard Michelin ont perdu la vie, la cotation en bourse de leur entreprise n’a chuté fugitivement que de moins de 1 % ! En revanche, lorsqu’un dirigeant de PME meurt brutalement, le plus souvent son entreprise ne lui survit pas.

Quels autres conseils donneriez-vous aux patrons ?

Je m’abstiendrai de leur conseiller de travailler moins : je les connais… ils ne m’écouteraient pas ! En revanche, ils devraient veiller à prendre un peu de recul, à ne pas sacrifier les salutaires phases de récupération qui sont aussi des phases de créativité. Ils devraient également apprendre à déléguer davantage, en faisant appel à des prestataires et des intervenants extérieurs, pour se faire aider par des spécialistes dans les tâches les plus fastidieuses et rébarbatives. Enfin, ils devraient prendre garde à la dangereuse solitude du dirigeant, en échangeant plus régulièrement avec leurs pairs, en rejoignant une association professionnelle, un syndicat ou un club d’entrepreneurs.

Propos recueillis par Christophe Blanc

(1) www.observatoire-amarok.net. (2) “Dépistage et prévention du risque de burn-out des chefs d’entreprise. D’une recherche académique à une valorisation sociétale”, par Olivier Torrès et Charlotte Moysan-Kinowski, Revue française de gestion, n° 284, octobre 2019.

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