Si le phénomène n’est pas nouveau, la crise sanitaire actuelle a mis en lumière l’état de santé parfois précaire, dont une détresse psychologique avérée, dans lequel se trouvent les chefs d’entreprise, en particulier dans les petites structures de type PME et TPE. Si elle ne fait pas l’objet d’une stratégie sans faille, la riposte pour soutenir ces dirigeants s’organise enfin.
La santé du salarié est un sujet de préoccupation pour l’employeur. Le code du travail le rappelle : “L’employeur est tenu par la loi de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salariés” (Art. L.4121-1). Et la médecine du travail est à la disposition des salariés, à intervalles réguliers et davantage si nécessaire. Quant au patron, il doit faire face, le plus souvent seul dans les PME et les TPE, à la charge de travail et au stress lié aussi bien à l’activité qu’à la gestion administrative et financière de son entreprise.
En 2015, une enquête (1) révélait cependant que près de 8 patrons de PME sur 10 s’estimaient en “bonne” ou en “très bonne” santé (79 %). Seuls 7 % avouaient par ailleurs avoir bénéficié d’un arrêt de travail au cours des douze mois précédents, contre 32% des salariés.
Une réalité qui interroge
Mais en y regardant de plus près, la situation n’ était déjà pas à l’ époque aussi idyllique qu’elle pouvait le laisser paraître. Les raisons de craindre des conséquences à plus ou moins long terme sur la santé sont en effet nombreuses : alcool, cigarette, surpoids et des périodes de repos réduites, 44 % des dirigeants travaillant plus de 50 heures par semaine et même plus de 60 heures pour 21 % d’entre eux.
Pire, les conditions de travail de ces dirigeants de PME et autres TPE, travailleurs non salariés, passaient encore jusqu’à très récemment, sous les radars de la médecine du travail. Un comble pour les patrons du type de structures le plus largement répandu, avec 3,8 millions de petites et moyennes entreprises, en France, dont 96 % de TPE (2) qui réalisent 20 % de la valeur ajoutée du pays. Or, ces structures sont particulièrement nombreuses dans des secteurs d’activité tels que les services marchands (non financiers) et le commerce, gravement ébranlés par la crise sanitaire actuelle.
Le contexte anxiogène créé par cette crise agit comme un révélateur et constitue une véritable mise à l’épreuve physique et psychologique pour les chefs d’entreprise de PME et TPE. “On semble aujourd’hui découvrir la souffrance des chefs d’entreprise parce que la crise sanitaire rend visible un grand nombre de problèmes. Mais ces problèmes existent depuis toujours”, rectifie toutefois Marc Binnié, président de l’Aide psychologique pour les entrepreneurs en souffrance aiguë (APESA).
Isolés, supportant autant le poids de l’activité que celui des obligations administratives et financières, “ces patrons ne se préoccupent pas, le plus souvent, de leur état de santé”, analyse Marc Binnié. Ils sont en effet conscients que s’ils s’arrêtent de travailler, c’est l’activité de leur entreprise qui est menacée.
Des initiatives pour détecter la souffrance morale
Le caractère familial des petites entreprises et bien souvent la proximité entretenue avec les salariés accentuent le sentiment de responsabilité, voire de culpabilité, des dirigeants de ces structures. Leur état de souffrance psychologique peut s’en trouver potentiellement aggravé.
En tant que greffier au Tribunal de commerce de Saintes (Charente-Maritime), Marc Binnié est témoin depuis de nombreuses années de cette souffrance des patrons, lors des liquidations d’entreprises en particulier.
Il s’est donc rapproché d’un psychologue, Jean-Luc Douillard, pour fonder, en 2013, le dispositif APESA de vigilance (actuellement déployé, ou en cours de l’être, dans plus de 80 tribunaux de commerce). Ce dispositif, qui s’appuie sur la mobilisation d’un réseau de sentinelles et d’une équipe de près de quatre-cents praticiens spécialisés dans les addictions, la prévention du suicide et la médiation familiale, permet de détecter et de prendre en charge les entrepreneurs en situation de détresse morale en leur proposant un accompagnement psychologique.
Depuis le 27 avril 2020, au cours du premier confinement, l’APESA s’est vu dotée d’un numéro vert à destination des chefs d’entreprise (3). “Au final, 1101 personnes ont été détectées par les sentinelles en 2020 et prises en charge”, annonce Marc Binnié, qui espère que le dispositif restera en place au-delà de la crise sanitaire actuelle. Il est en effet temporaire, pour l’instant.
Toutefois, d’autres organismes s’intéressent désormais à cette souffrance des patrons, dans les services de santé au travail.
Les services de santé au travail réagissent
Dans l’Hérault, par exemple, l’AIPALS, service inter-entreprise de santé au travail de la Métropole de Montpellier, a adressé, à la fin de l’année 2020, un questionnaire à ses adhérents : 3600 entreprises. L’objectif ? Connaître l’état de santé des patrons, l’impact de la Covid-19 et leurs besoins d’accompagnement, dans le cadre de l’ouverture, pour ces derniers, de l’accès aux services de la structure. Conscient que les patrons étaient “les grands oubliés” du système de santé au travail, une situation “profondément illogique, injuste et contre-productive”, Pierre-François Canet, président de l’AIPALS, considérait alors : “Il s’agit d’enclencher une véritable démarche de prévention pour le dirigeant et son entreprise sur le long terme”.
En Seine-Maritime, l’AMSN (Association médico-sociale de Normandie) qui intervient auprès de plus de 80 000 salariés du département a ouvert, depuis le début de l’année, sa consultation aux patrons. L’association met à leur disposition une équipe de médecins du travail et divers profils d’intervenants en prévention des risques. Ces initiatives locales mériteraient sans doute d’être étendues plus largement sur l’ensemble du territoire. La réforme de la santé au travail (4) devrait y contribuer, précisant (article 17) que “les travailleurs indépendants et chefs d’entreprise non-salariés pourront être suivis par les SPST [services de prévention et de santé au travail], dans le cadre d’une offre spécifique de services en matière de prévention, de suivi individuel et de prévention de la désinsertion professionnelle”.
Dans les Pyrénées-Orientales, le Pôle santé travail propose, depuis le 1er décembre 2020, une visite médicale aux dirigeants de PME. Il ne s’agit pas de se contenter d’un rendez-vous routinier. Les patrons étant soumis à un risque cardio-vasculaire majoré, ils bénéficient d’un contrôle prévu pour durer une cinquantaine de minutes, avec au programme : électrocardiogramme, examens biologiques et des voies respiratoires, mais aussi une évaluation du stress. Un modèle qui montre que, loin de seulement parer à l’urgence de la crise sanitaire, il s’agit d’accompagner les dirigeants d’entreprise non salariés dans la durée.
Stéphane Chabrier
(1) Réalisée en janvier 2015, par OpinionWay pour Malakoff Médéric, auprès d’un échantillon de 1 502 dirigeants d’entreprise de 0 à 249 salariés. (2) Chiffres INSEE (2017). (3) Numéro vert : 0805.65.50.50, créé à la demande du Ministère de l’économie, CCI France et CMA France en partenariat avec Harmonie Mutuelle. (4) Une proposition de loi “visant à renforcer la prévention en santé au travail” a été déposée le 23 décembre 2021.