Patricia Coursault : “Il faut maintenant passer à la dimension collective de la prévention des addictions en milieu professionnel.”

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Patricia Coursault est chargée de mission à la Mildeca (Mission inter­ministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives) et spécialiste des questions d’addiction en milieu professionnel. Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, elle présente le dispositif ESPER (Les Entreprises et les Services Publics s’Engagent Résolument) pour la prévention des conduites addictives. De la sorte, elle éclaire la nouvelle façon dont les pouvoirs publics entendent promouvoir la prévention des addictions dans le monde du travail.

Pouvez-vous nous présenter les grandes lignes du dispositif ESPER, lancé par la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addic­tives (Mildeca) et ses partenaires ?

Le dispositif ESPER répond à la néces­sité de mobiliser tous les acteurs du mi­lieu professionnel pour la prévention des conduites addictives. Son objectif est de briser le tabou dont fait encore l’objet l’usage des substances psychoactives au travail. En effet, si les enquêtes statistiques démontrent que l’emploi constitue, globa­lement, un facteur de protection des tra­vailleurs face au risque d’addiction, dans certaines conditions de travail, il peut aus­si aggraver les vulnérabilités individuelles, voire déclencher l’usage de substances psychoactives, aussi bien licites comme le tabac, l’alcool, le café ou certains mé­dicaments, qu’illicites comme les diverses sortes de drogues, à commencer par le cannabis ou la cocaïne. Il faut accepter de regarder cette réalité en face : un cer­tain nombre de travailleurs consomment ces substances au travail ou en marge du travail dans une logique de dopage, pour tenir, pour lutter contre la fatigue, le stress, la douleur ou encore l’ennui. De même, le travail peut bien sûr favoriser des addic­tions comportementales comme l’usage excessif des écrans ou, plus directement, l’addiction au travail lui-même. Il s’agit donc d’un enjeu majeur de santé et de sécurité mais aussi de performance pour toutes les organisations qui emploient du personnel.

Comment ce dispositif fonctionne-t-il ? Et quel est son apport par rapport aux approches traditionnelles de prévention des addictions en milieu professionnel ?

ESPER repose sur une charte comprenant quatre grands engagements :

  • Définir un projet global de prévention des conduites addictives dans le cadre de la promotion de la santé au travail ;
  • Instaurer le dialogue et créer un climat de confiance ;
  • Mettre en oeuvre une démarche de pré­vention non stigmatisante, respectant la dignité des personnes ;
  • Accompagner les travailleurs vulnérables et prévenir la désinsertion professionnelle.

Ces quatre grands engagements reflètent une conviction centrale : au-delà du trai­tement des vulnérabilités individuelles, il est nécessaire de passer à la dimension collective de la prévention afin d’analy­ser les facteurs environnementaux des conduites addictives et de promouvoir un environnement de travail favorable à la santé de tous. La lutte contre les addictions ne peut pas reposer essentiellement sur le seul contrôle, voire le simple dépistage, des comportements à risque. Notre dispositif vise à agir plus en amont sur les facteurs qui peuvent conduire à l’addiction.

Vous souhaitez donc rompre avec l’ap­proche prioritairement disciplinaire de cette question ?

L’interdiction de consommer des substances psychoactives au travail et l’instauration de mesures disciplinaires peuvent bien sûr se révéler nécessaires et même indispensables, notamment pour des motifs de sécurité au travail. Toutefois, elles ne constituent pas, à elles seules, des mesures de prévention ef­ficaces à moyen et long termes. À certains égards, elles peuvent même empêcher une prise en charge précoce des travailleurs concernés en encourageant les consomma­tions cachées. J’ajoute que de nombreux di­rigeants et managers sont, en réalité, mal à l’aise avec cette approche individuelle et dis­ciplinaire des conduites addictives car per­sonne n’a envie de stigmatiser un collègue ou un collaborateur et encore moins si cela ex­pose celui-ci à des sanctions voire à la perte de son emploi pour inaptitude. C’est pour­quoi les problèmes d’addiction sont souvent traités beaucoup trop tardivement, lorsque les personnes atteintes mettent en danger la sécurité de leurs collègues ou perturbent, par leur comportement, le bon fonctionnement du collectif de travail. Mais à ce moment-là, l’addiction est déjà bien installée et sera donc beaucoup plus difficile à soigner. C’est pour­quoi nous pensons qu’une approche préven­tive, positive et collective peut permettre de traiter le mal à la racine.

Ce n’était pas le cas jusqu’ici ?

Il est bien sûr impossible de généraliser car, au-delà du cadre fixé par les obligations lé­gales, il y a presque autant de pratiques de prévention des addictions que d’employeurs. On peut toutefois affirmer que, traditionnel­lement, les conduites addictives ont été avant tout envisagées sous l’angle de la sécurité. Il s’agissait d’éviter que l’usage de substances psychoactives ne provoque des accidents ou des dysfonctionnements dans l’entre­prise. La démarche que nous promouvons avec nos partenaires et avec les premiers employeurs signataires de la Charte ESPER va plus loin en se donnant des objectifs cen­trés, cette fois, sur la santé des travailleurs. Nous voulons rappeler une évidence oubliée : les conduites addictives représentent, en elles-mêmes, un risque pour la santé des travailleurs, si bien qu’elles doivent d’ailleurs être traitées comme telles dans le document unique d’évaluation des risques profession­nels (DUER) et faire l’objet d’un projet global de prévention mobilisant toutes les parties prenantes de l’entreprise, à commencer par ses dirigeants, ses cadres, ses chefs d’équipe, ses représentants du personnel qui sont les relais naturels d’une telle démarche. C’est par eux que peuvent s’installer un dialogue et une prise de conscience collective sur la question des addictions. Nous estimons en effet qu’il faut rompre avec une approche purement normative. C’est d’ailleurs la rai­son pour laquelle le dispositif ESPER mettra en avant les bonnes pratiques élaborées par ses membres. Pour tous les sujets impliquant l’humain, les normes ne suffisent pas, il faut faire confiance à l’intelligence collective. En ces matières, l’expérience doit compléter l’ex­pertise.

N’avez-vous pas le sentiment que cette prise de conscience passe d’abord par l’acquisition d’une meilleure connais­sance des questions d’addiction ?

Les actions de formation et de sensibi­lisation sont tout à fait cruciales. Il est primordial de former les acteurs clés de l’organisation que sont les managers et notamment les managers de proximité. Et, au-delà, il faut aussi sensibiliser l’en­semble des travailleurs en leur donnant l’accès à des informations objectives sur les substances psychoactives, sur les mé­canismes qui mènent à l’addiction, sur les liens pouvant exister entre le travail et les conduites addictives et bien évidemment sur les risques pour la santé et la sécurité. Sans la diffusion d’une certaine culture de la prévention des addictions, rien de sé­rieux ne peut être accompli. Toutefois, ces actions de formation et de sensibilisation doivent s’inscrire dans une démarche plus globale de prévention. La Charte ESPER stipule ainsi que les entreprises s’engagent à mettre à jour leur document unique d’évaluation des risques pour prendre en compte le risque professionnel spécifique que représentent les addictions et bien sûr à élaborer un plan d’action de prévention prenant en compte celui-ci. Pour prévenir les conduites addictives, il ne faut pas seu­lement agir en direction des salariés, mais aussi agir sur les conditions de travail et favoriser un environnement de travail protecteur car on sait, par exemple, que les situations de harcèlement, les conditions d’exercice du travail pénibles ou stres­santes, une organisation du travail défi­ciente générant des RPS peuvent favoriser l’usage de substances psychoactives. Les actions prônées par le dispositif ESPER s’inscrivent donc dans une perspective d’amélioration de la qualité de vie au tra­vail (QVT) et de la performance écono­mique et sociale des organisations.

Propos recueillis par Christophe Blanc

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