Fort d’une carrière l’ayant mené des marins-pompiers de Marseille à la direction HSE d’un grand groupe international, Mikael Mourey a publié, voici quelques années, un ouvrage appelant à “révolutionner la santé et la sécurité au travail” en se libérant d’une approche, selon lui, excessivement technique et juridique (1). Alors que l’État fait de la promotion de la “culture de prévention” une priorité, il nous a semblé utile de revenir sur ses préconisations.
Dans votre ouvrage, vous proposiez de “révolutionner” la santé et la sécurité au travail. Quel diagnostic vous a-t-il poussé à une telle préconisation ?
Cette préconisation partait du constat bien documenté que la réduction du nombre d’accidents graves au travail avait atteint un seuil et qu’il ne se réduisait plus alors que, simultanément, les entreprises mettaient pourtant en place des systèmes de management de la santé et de la sécurité de plus en plus complexes et se pliaient à des règles et des normes de plus en plus précises voire tatillonnes. Ce paradoxe révélait que le monde du travail était entraîné dans une folle surenchère normative et bureaucratique : puisque le nombre d’accidents ne baissait plus, la réponse consistait à édicter de nouvelles règles, mais comme celles-ci ne produisaient pas l’effet escompté, on édictait encore plus de règles, sans plus de résultats…
Comment expliquez-vous que les nouvelles règles édictées n’aient pas produit les effets escomptés ?
Pendant des décennies, à l’époque où les tâches étaient répétitives et le monde du travail moins complexe, les règles, et plus généralement la structuration du processus de travail, ont eu des effets exceptionnels en termes de réduction des accidents, notamment dans l’industrie. Entre 1950 et 1990, conjointement avec des évolutions technologiques, elles ont permis de diviser par quatre le nombre d’accidents fatals. En revanche, je constate, avec d’autres experts et professionnels, que cette approche a atteint, depuis une bonne vingtaine d’années, son seuil d’efficacité maximale. Lorsqu’un certain niveau de sécurité est atteint, “plus de règles” ne signifie pas “plus de sécurité”. Vous pouvez rédiger 50 procédures différentes pour m’éviter de tomber dans les escaliers, je n’aurai pas pour autant 50 fois moins de risques d’y tomber !
Mais alors pourquoi certaines entreprises, notamment les plus grandes, ont-elles continué à multiplier les règles ?
Je crois que cela a été favorisé par une approche excessivement juridique de la santé et la sécurité au travail. Une enquête réalisée en 2014 par le cabinet Deloitte avait d’ailleurs identifié ce phénomène en révélant que l’adoption de règles de sécurité internes était davantage motivée par le souhait de “minimiser les responsabilités de l’entreprise” que par celui de réduire les risques d’accident. J’ajoute que je peux comprendre ce souci de protection juridique puisque, en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle, la responsabilité de l’employeur peut effectivement être engagée. Reste que cela aboutit à une inflation de règles souvent inutiles sur le plan de la santé et de la sécurité et à une déplorable infantilisation des acteurs de l’entreprise. En effet, comment motiver et responsabiliser les acteurs de l’entreprise à la prévention des risques si celle-ci prend la forme d’une vaine quête de conformité plutôt qu’une mobilisation efficace contre les risques réellement présents dans l’entreprise ? En faisant ainsi de la sécurité une matière essentiellement technique et juridique, on l’a rendue impopulaire aux acteurs de l’entreprise qui y voient volontiers une contrainte ou un carcan. Or, le seul moyen de faire réellement progresser la prévention des risques serait au contraire d’obtenir l’adhésion de tous. C’est pourquoi, comme l’a désormais compris un très grand nombre d’entreprises, il faut impérativement changer d’approche.
Justement, en quoi consiste la révolution que vous appelez de vos vœux ?
L’ancienne vision de la sécurité au travail postulait que “le travailleur est le problème”, si bien que tous les efforts tendaient à la standardisation et à la conformité à des règles rigides. Mais cette standardisation n’étant possible qu’au prix d’une grande rigidité, elle a eu pour conséquence une moins bonne capacité à s’adapter aux surprises. Or, l’un des traits majeurs de notre monde est d’être dominé par l’accélération du changement qui oblige les entreprises à s’adapter en permanence à de nouveaux procédés, à de nouvelles exigences, aux attentes évolutives des clients, aux contraintes de ressources ou de temps, etc. Dans un tel environnement, la capacité à s’adapter avec agilité et souplesse est devenue vitale. Pour ne prendre qu’un exemple, les entreprises qui ont le mieux surmonté la récente crise sanitaire sont celles qui, loin de s’accrocher à des règles et des procédures devenues soudainement obsolètes, ont été capables de réinventer à chaud leur façon de travailler. Plus significatif encore : il apparaît que celles qui y sont le mieux parvenues sont celles qui ont laissé une certaine latitude à leurs équipes pour mener à bien cette adaptation. La nouvelle approche que je prône consiste justement à considérer que l’homme n’est pas le problème mais la solution parce que, sur la base de son expérience et de son expertise, il est capable d’identifier le risque, de l’évaluer et de la maîtriser.
Cette approche moins normative n’a-t-elle pas été amorcée par l’instauration du document unique au début des années 2000 ?
L’obligation de réaliser une évaluation préalable des risques va incontestablement dans le bon sens puisqu’elle contribue à mobiliser les acteurs de l’entreprise sur les risques réellement présents. Lorsqu’elle est correctement réalisée, l’évaluation des risques contribue ainsi à sortir de la logique de la conformité pour la conformité. En effet, il ne s’agit plus seulement de se conformer à des mesures techniques, mais aussi organisationnelles et humaines. C’est très ambitieux et très stimulant car cela fait appel à l’intelligence de l’employeur et des travailleurs pour créer une dynamique de progrès continu dont ils sont les acteurs. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la mise à jour régulière de l’évaluation des risques est cruciale. Elle permet de faire un point d’étape, de juger de l’efficacité des mesures qui ont été prises précédemment et, si besoin, de les compléter, les modifier dans un processus collectif d’apprentissage et d’amélioration. Mais pour que ces bienfaits soient effectifs, encore faut-il que le document unique soit réalisé dans cet esprit et non pour se conformer à l’obligation légale d’en posséder un !
La notion de “culture de prévention”, promue dans le quatrième Plan Santé au Travail (PST4) ne fait-elle pas également écho à vos préconisations ?
Tout dépendra du contenu qui est donné à cette “culture de prévention”. Si elle est entendue comme la volonté de faire de la sécurité une préoccupation commune à tous les salariés et non plus une affaire de spécialistes, alors elle représentera un progrès considérable. Le point clef de la révolution que je propose consiste en effet à mobiliser l’ensemble des acteurs de l’entreprise sur les questions de prévention des risques. Une vraie “culture de prévention” ne doit pas être un simple catalogue de connaissances ou de compétences. Elle doit être une façon de penser et d’agir, notamment face à l’imprévu. Surtout, il ne faut en aucun cas, faire de la “culture de prévention” une sorte d’ornement détaché de la culture globale de l’entreprise. Un exemple : une “culture de prévention” promouvant la responsabilisation de chacun en matière de santé et de sécurité n’arrivera jamais à ses fins si, dans le même temps, la culture managériale de l’entreprise prescrit l’obéissance et bride l’initiative de ses salariés. J’en viens à l’une de mes convictions les plus profondes : la prévention des risques professionnels est surtout une science sociale et une pratique managériale. Son vrai enjeu est : comment favorise-t-on l’engagement des hommes et des femmes de l’entreprise sur les questions de santé et de sécurité. Voilà pourquoi, la plupart du temps, les dirigeants d’entreprise qui s’investissent sincèrement dans ce domaine obtiennent de très bons résultats.
Alors, comment favoriser concrètement l’émergence d’une véritable culture de prévention ?
Pour installer une culture d’entreprise, la formation est bien sûre essentielle, mais je crois beaucoup à la force des rituels car nos actes contribuent à façonner nos façons de penser. Il en existe une multitude très facile à mettre en place par des TPE et PME : rituel de visite de terrain avec discussion formelle et informelle, rituel de simplification permettant de co-construire des procédures adaptées avec les acteurs concernés, rituel de recueil et de suivi des remontées de terrain, rituel des réunions de sécurité d’avant chantier à condition qu’elles ne se limitent pas à un simple rappel des règles, etc. L’essentiel est de permettre à chacun de s’approprier les questions de sécurité et de s’investir dans celle-ci en agissant. Le plus souvent, cette méthode donne de très bons résultats car, contrairement à des postulats tayloristes dépassés, la plupart des hommes et des femmes aiment agir, prendre des responsabilités et des initiatives.
Propos recueillis
par Christophe Blanc
(1) Révolutionner la Santé et la Sécurité au Travail, par Mikael Mourey, Éditions Diateino, janvier 2019, 210 p, 26 €