Et si les entreprises de toutes tailles tenaient compte des découvertes des neurosciences sur le fonctionnement du cerveau humain pour mieux prévenir les risques professionnels ? C’est ce que propose Isabelle Simonetto, docteur en neurosciences, dans un récent ouvrage (1) présentant de multiples pistes pour éviter les erreurs humaines au travail.
En guise d’introduction, pouvez-vous nous présenter votre parcours et nous dire comment vous est venue l’idée de recourir aux neurosciences pour améliorer la sécurité au travail ?
De prime abord, rien ne me prédisposait en effet à intervenir sur le terrain de la sécurité. Je suis issue du monde de la recherche fondamentale. J’ai fait mes deux premières années de thèse dans un laboratoire de neurobiologie du comportement où je travaillais sur la mémoire olfactive des rats. Puis, en raison d’une maladie professionnelle – une allergie respiratoire provoquée par la fréquentation de ces petits rongeurs -, je me suis réorientée vers l’étude de la mémoire humaine en participant à la création, au sein de l’hôpital de le Timone, de l’Institut de la Maladie d’Alzheimer. C’est lors d’une formation dispensée sur le thème de la mémoire, en 2006 à la centrale nucléaire de Tricastin, que j’ai découvert l’univers des industries à risques et leurs enjeux de sûreté et de sécurité. Les consultants Facteurs Humains de la centrale m’ont questionnée sur le fonctionnement du cerveau humain et son éventuel rôle dans les erreurs réalisées sur le terrain par certains salariés. C’est ainsi qu’est née cette idée prometteuse : recourir aux neurosciences pour comprendre et agir sur les erreurs humaines qui mettent en danger la santé et la sécurité des travailleurs.
Un proverbe bien connu professe que “l’erreur est humaine”, vous allez plus loin en expliquant que “l’erreur est la norme”. Comment expliquer ces défaillances ?
Selon les chercheurs, nous commettons au minimum 2 à 5 erreurs par heure ! Bien sûr, la plupart de ces erreurs sont tout à fait anodines : nous laissons tomber un objet, nous égarons nos clefs, nous oublions un rendez-vous, nous envoyons un courriel sans pièce jointe ou au mauvais destinataire… Intuitivement, nous mettons ces erreurs sur le compte du hasard ou de la fatalité alors qu’elles trouvent en réalité leur source dans le fonctionnement de notre cerveau et, plus précisément, dans l’impérieuse nécessité, pour lui, de réduire sa consommation d’énergie. Le cerveau humain consomme énormément d’énergie : en moyenne, 20 % du glucose que nous ingérons lui est affecté. Si bien que la plupart de nos comportements sont sous-tendus par la nécessité de réaliser des économies d’énergie. Cette optimisation des ressources passe par des stratégies qui contribuent à créer des failles dont les conséquences sont généralement anodines mais qui peuvent être dramatiques dans un contexte de travail.
Pouvez-vous nous donner un exemple de stratégie d’optimisation énergétique potentiellement générateur de risque ?
Dans mes interventions, je donne l’exemple, réel, d’un électricien qui, sur un chantier, travaille sur un compteur pour débrocher des cellules électriques pendant que l’un de ses collègues ouvre un trou d’homme à proximité. Il est très concentré car il rencontre des difficultés imprévues. Voulant en faire part à son collègue, il lève la tête, s’approche de lui et tombe dans le trou. Son collègue est stupéfait : comment l’électricien n’a-t-il pas pu voir le trou. En langage commun, nous qualifions ce type d’accident de “faute d’inattention” alors qu’en réalité l’explication se nomme plutôt “attention focalisée”. En effet, pour économiser l’énergie dont il dispose, le cerveau concentre son attention sur la tâche qu’il juge prioritaire aux dépens des actions accomplies en “mode automatique”.
Vous expliquez qu’au travail, un très grand nombre d’erreurs humaines est imputable à ce mode automatique. Pouvez-vous nous préciser ce dont il s’agit ?
La capacité à agir de façon inconsciente est inscrite dans la physiologie même de notre cerveau. Celui-ci est en effet divisé en deux centres de pilotage distincts. Le premier, situé dans la zone du cortex préfrontal, juste derrière le front, permet de réfléchir et de prendre des décisions en pleine conscience. Il consomme beaucoup d’énergie et ne peut accomplir qu’une tâche à la fois. Le second centre de pilotage, situé plus au centre du cerveau est, lui, dédié à la gestion des activités routinières et des automatismes. Il peut gérer plusieurs activités à la fois et consomme peu d’énergie. En revanche, il est par nature mal équipé pour faire face à l’imprévu. Or, pour économiser l’énergie dont il dispose, le cerveau va avoir tendance à déléguer le plus possible d’activité à ce second centre de pilotage. Tout conducteur expérimenté a pu en faire l’expérience. Lorsque nous empruntons au volant un itinéraire familier, par exemple celui qui nous mène chaque matin au bureau, nous avons tous tendance à utiliser notre cortex préfrontal pour réfléchir à des questions qui nous préoccupent – la réunion matinale qui nous attend, la décision à prendre sur tel ou tel dossier, le conseil de classe du petit dernier, etc.- tandis que la conduite du véhicule, par nature dangereuse, est effectuée en mode automatique. Cet exemple montre bien que, dans notre cerveau, l’attribution des tâches à l’action en pleine conscience ou à l’action automatique ne se fait pas sur le critère de la dangerosité : les tâches routinières sont spontanément attribuées au mode automatique, même lorsqu’elles sont dangereuses. Ce phénomène se constate également au travail. Au fil du temps, un ouvrier qui travaille chaque jour sur la même machine-outil va de plus en plus la manœuvrer en mode automatique, si dangereuse soit-elle.
Le danger viendrait-il donc prioritairement de la routine ?
Absolument ! “Personne expérimentée + activité de routine = pilotage automatique” et “pilotage automatique = risque décuplé d’erreur et donc d’accident”. Ces équations se vérifient sur le terrain : dans 80 % des cas, lorsqu’un événement dû à une erreur humaine survient au travail, le protagoniste est une personne expérimentée en situation de routine car plus nous sommes habitués à une situation ou à une action, moins notre cerveau traite d’informations.
Est-il possible de corriger ces comportements défaillants, notamment en favorisant la mobilisation de l’action de pleine conscience ?
Oui bien sûr, car dès lors que l’on a identifié les failles du fonctionnement cérébral, il devient possible d’imaginer et de mettre en place des parades efficaces. Certaines sont déjà mises en œuvre de longue date par les professions les plus sensibles. C’est notamment le cas des pilotes de lignes qui, au décollage ou à l’atterrissage, ont l’obligation de consulter une check-list des actions à entreprendre. Cette pratique ne vise pas tant à rappeler aux pilotes ce qu’ils ont à faire : ils connaissent ces manœuvres par cœur et les ont accomplies des centaines voire des milliers de fois. L’objectif est, plus fondamentalement, de permettre aux pilotes de passer du mode inconscient au mode conscient en mobilisant leur cortex préfrontal, seul à même de faire face à un éventuel imprévu. Dans mon ouvrage, je présente une multitude d’autres parades permettant de corriger les différents biais de notre cerveau : temps d’arrêt, vigilance partagée, limitation des interruptions, procédures pas à pas, pré-job briefing (PJB), lecture sécurisée…
Ces parades sont-elles réservées aux grandes firmes évoluant dans des secteurs à risque ?
Certainement pas ! Et pour une raison simple : le cerveau d’un cadre de l’industrie nucléaire et celui d’un plombier fonctionnent exactement de la même façon. D’ailleurs, avec mes collègues du cabinet Addheo, dédié à la sensibilisation des professionnels aux apports des neurosciences, nous intervenons auprès d’entreprises de tous les secteurs, notamment auprès de sociétés de transport dont nous sensibilisons les chauffeurs à divers biais cognitifs particulièrement dangereux sur la route. Preuve que la connaissance du cerveau humain peut être utile dans toutes les tâches, professionnelles ou non, mon prochain livre, à paraître en novembre prochain, portera sur le fonctionnement du cerveau dans la vie quotidienne (2). Pour le chef d’entreprise, la prise de conscience d’éléments de base sur l’erreur humaine, permet de favoriser la mise en place de parades simples et efficaces. D’une certaine façon, la connaissance du fonctionnement cérébral participe de la fameuse “culture de prévention” que les entreprises et leurs salariés doivent s’approprier. Elle permet en effet de prendre du recul sur les process, les habitudes et les routines qui constituent trop souvent la trame des tâches que nous effectuons, de réenvisager différemment nos façons de faire et ainsi de s’engager dans une démarche de progrès continu. n
Propos recueillis par Christophe Blanc
(1) Neurosciences et sécurité. Éviter les erreurs humaines au travail, Éditions Mardaga, novembre 2020, 224 p., 19,99 €.
(2) Votre cerveau vous trompe. Le guide pour éviter les pièges de votre cerveau grâce aux neurosciences, à paraître en novembre 2022 également aux Éditions Mardaga.