Hugues de Poncins :“Absence de mise à jour annuelle du document unique : davantage un piège qu’une simplification du droit pour les TPE ?”

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Maître Hugues de Poncins est avocat spécialisé en droit du travail, en charge de l’activité contentieux du cabinet Menlo dont il est associé. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il décrypte la récente loi du 2 août 2021 “pour renforcer la santé au travail” et le décret n° 2022-395 du 18 mars 2022. Il met en garde les patrons de TPE contre le manque de vigilance lié à l’absence de mise à jour du document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP). En effet, cette lacune pourrait entraîner des conséquences très néfastes à l’entreprise, notamment en cas d’accident de travail et/ou de maladie professionnelle.

Quel regard portez-vous sur la loi du 2 août 2021 relative à la santé au travail ?

Cette loi faisant suite à l’Accord national interprofessionnel (ANI), conclu par les partenaires sociaux le 9 décembre 2020, poursuit un objectif parfaitement légitime et nécessaire : mettre l’accent sur la préven­tion afin de réduire les accidents du travail et les maladies professionnelles, tout par­ticulièrement dans les TPE. De la sorte, cette loi s’inscrivait dans un mouvement déjà ancien visant à donner plus de place à la prévention pour la faire prévaloir sur des mécanismes de réparation des atteintes à la santé des travailleurs. De façon cohé­rente, la loi insiste notamment sur l’impor­tance du document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) qui devient un outil incontournable d’action de prévention des risques. Elle cherche également à répondre à la nécessité d’as­surer une meilleure appropriation de cet outil par les TPE car, selon de nombreuses enquêtes, ces entreprises sont moins nom­breuses à s’acquitter de cette obligation.

Toutefois, de façon assez étonnante, l’un des décrets de cette loi prévoit que, pour les entreprises de moins de onze salariés, la mise à jour du document unique ne doit plus, obligatoirement, être réalisée chaque année…

Effectivement, avant l’entrée en vigueur du décret du 18 mars 2022, le Code du tra­vail prévoyait une mise à jour obligatoire du DUERP chaque année, sans distinction d’entreprise. Désormais les entreprises de moins de 11 salariés ne sont pas soumises à cette obligation.

Il faut relever que ces entreprises étaient déjà dans une situation, nous semble-t-il ambiguë. En effet, depuis la loi du 22 mars 2012, l’article L. 4121-3 du Code du travail prévoit que la mise à jour du document unique “peut être moins fréquente”, “sous réserve que soit garanti un niveau équiva­lent de protection de la santé et de la sécuri­té des travailleurs, dans des conditions fixées par décret en Conseil d’État…”. Or, à notre connaissance, ce décret n’est jamais paru ce qui peut laisser penser que cette réserve n’est en réalité pas applicable.

Comme auparavant, l’employeur doit mettre à jour le document “lors de toute décision d’aménagement important” modi­fiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail et ce quel que soit l’effectif de l’entreprise (R. 4121-2, 2° du Code du travail).

Il faut aussi retenir que l’article R. 4121-2, 3° du Code du travail modifié prévoit que la mise à jour du DUERP est désormais éga­lement obligatoire lorsqu’une information supplémentaire intéressant l’évaluation d’un risque “est portée à la connaissance de l’employeur”, alors que la précédente ré­daction disposait que la mise à jour devait s’effectuer lorsqu’une information était “re­cueillie dans une unité de travail”. Ainsi, la nouvelle rédaction de l’article R. 4121-2, 3° du Code du travail est plus large puisque la mise à jour du DUERP s’impose désormais dès qu’une information intéressant l’éva­luation des risques est portée “à la connais­sance de l’employeur”, quels qu’en soient l’origine et le moyen (même si elle est re­cueillie en dehors de l’unité de travail).

Il ressort de ces éléments que les TPE sont non seulement soumises à une situation ambiguë lorsqu’elles garantissent “un ni­veau équivalent de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs”, mais elles sont à présent contraintes de comprendre et d’intégrer ces nouvelles (et subtiles) mo­difications du Code du travail. Cette situa­tion est d’autant plus lourde que ces TPE ne disposent pas des services juridiques les plus étoffés ni d’une large possibilité de choisir un salarié référent santé sécurité qui, dorénavant, doit bénéficier d’une for­mation en matière de santé au travail (cf. L. 4644-1 du Code du travail).

Ce sont in fine les TPE qui sont soumises à la situation juridique la plus compliquée alors que la taille de l’entreprise n’est pas corrélée à la dangerosité des risques (comme dans le secteur du BTP où la sinistralité est lar­gement supérieure dans les entreprises de moins de 10 salariés, par rapport aux entre­prises de plus 200 salariés).

À noter que le Code du travail prévoit pour aider les TPE la possibilité de recourir no­tamment “aux intervenants en prévention des risques professionnels appartenant au service de prévention et de santé au travail interentreprises auquel il adhère ou dûment enregistrés auprès de l’autorité administra­tive disposant de compétences dans le do­maine de la prévention des risques profes­sionnels et de l’amélioration des conditions de travail.” (cf. L. 4644-1 du Code du tra­vail).

Quelles peuvent être les conséquences de ce décret sur les procédures judiciaires consécutives à un accident du travail ?

Il est rappelé que les résultats de l’évalua­tion des risques doivent être transcrits dans le document unique conformément à l’article R. 4121-1 du Code du travail. L’article R. 4741-1 précise que “le fait de ne pas transcrire ou de ne pas mettre à jour les résultats de l’évaluation des risques…” est sanctionné pénalement (amende de 5e classe, qui peut aller jusqu’à 1 500 €).

En cas d’accident du travail et d’un conten­tieux consécutif au niveau pénal, le docu­ment unique constituera une des pièces incontournables du dossier. Le juge pénal vérifiera très certainement si ce document unique existe, s’il a été conçu et élaboré par la personne compétente, si le risque ayant entraîné l’accident a été répertorié, si les mesures de prévention ont été respectées et si le personnel concerné a été informé du risque. Ainsi s’expose le dirigeant d’entre­prise qui n’a pas respecté ces recommanda­tions à voir sa responsabilité pénale enga­gée (par exemple, pour coups et blessures involontaires cf. Cass. Crim. 25 octobre 2011 n° 10-82133). Afin d’éviter tout nou­veau risque, les TPE doivent répertorier et mettre à jour le document unique.

De même, en cas de mise en cause de l’em­ployeur devant le Tribunal Judiciaire pour faire reconnaître “sa faute inexcusable”, la TPE qui n’aurait pas mis à jour son DUERP prendrait d’importants risques. Il est rap­pelé que le manquement à l’obligation lé­gale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l’employeur est tenu envers le sa­larié a le caractère d’une “faute inexcusable” lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir connaissance du danger et n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver. À ce titre, l’engagement de poursuite pénale et/ou l’absence (ou la non-mise à jour) du DUERP peuvent constituer des indices prouvant que l’employeur avait connais­sance du danger. En conséquence, à défaut d’avoir pris des mesures appropriées pour éviter le danger, il s’expose à voir recon­naître par le juge civil sa faute inexcusable.

D’une certaine façon, ne pourrait-on pas redouter que l’absence de mise à jour du document unique expose à nouveau les employeurs concernés à l’ancienne obli­gation de sécurité de résultat ?

Il est vrai que le passage d’une obligation de sécurité de résultat à une obligation de moyens renforcée découle directement de la volonté du juge de favoriser les actions de prévention réalisées par l’employeur. Rappelons que sous le régime de l’ancienne obligation de sécurité de résultat, le constat d’une atteinte à la santé ou à la sécurité d’un salarié suffisait à qualifier le manque­ment de l’employeur, sans qu’il soit besoin de démontrer qu’il s’était rendu coupable d’une quelconque faute. De la sorte, les efforts de l’employeur en matière de pré­vention n’étaient donc pas pris en compte sur le terrain judiciaire, ce qui n’était guère stimulant. C’est pourquoi, la Cour de Cas­sation, depuis un arrêt de principe (Cass. Soc. 25 novembre 2015 n° 14-24444), a substitué à cette obligation de sécurité de résultat, une obligation de moyens renfor­cée en décidant que l’employeur qui justifie s’être engagé dans des actions d’évaluation et de prévention des risques conformes au Code du travail est réputé avoir respecté son obligation de sécurité.

En récompensant ainsi les efforts de pré­vention accomplis, le juge visait bien sûr à stimuler ceux-ci. Or, le fait de disposer d’un document unique correctement mis à jour et préconisant des actions de prévention est un élément déterminant pour apprécier le respect, par l’employeur, de son obligation de moyens renforcée. Le document unique et l’obligation de moyens renforcée sont, en réalité, indissociables car le document unique est précisément la clef de voûte des moyens à mettre en oeuvre pour protéger la sécurité et assurer la santé des salariés. C’est pourquoi, en l’absence de document unique mis à jour, l’employeur est d’emblée considéré comme fautif. Qu’en sera-t-il de­main pour une entreprise de moins de onze salariés qui se serait abstenue de mettre à jour son document unique ? La jurispru­dence le dira. Toutefois, une chose est sûre : en cas d’accident, le juge sera davan­tage enclin à considérer que l’employeur a pris au sérieux son obligation de sécurité de moyens si ce dernier est en mesure de présenter un document unique récemment mis à jour. À l’inverse, en l’absence de mise à jour, le juge pourrait être conduit à consi­dérer que la survenance de l’accident du travail peut être liée à une défaillance de l’employeur, ce qui n’est, effectivement, pas sans rappeler l’ancienne obligation de sécu­rité de résultat. La meilleure façon de rester sous le régime protecteur de l’obligation de moyens renforcée consiste donc à prendre le document unique très au sérieux.

Les actions de prévention doivent être en­visagées comme un processus de progrès accompli dans la durée. Cet aspect n’est-il pas renforcé par la nouvelle obligation, pour les entreprises de toutes tailles, de conserver les différentes versions de leur document unique sur une durée de 40 ans minimum ?

Le décret formalise en effet, avec le nou­vel article R. 4121-4 du Code du travail, l’obligation pour l’employeur de conser­ver, “sous la forme d’un document papier ou dématérialisé” toutes les versions suc­cessives du document unique jusqu’à l’ou­verture, au plus tard le 1er juillet 2024, du portail numérique sur lequel elles devront les déposer au format numérique et qui les conservera pour une durée de 40 ans. Cette nouveauté est extrêmement importante. Elle signifie en effet qu’en cas d’accident, les actions de prévention réalisées par l’en­treprise pourront être évaluées par le juge, de façon rétrospective, sur la longue durée. Cet historique des actions d’évaluation et de prévention sera évidemment pris en compte pour juger du respect, par l’em­ployeur, de son obligation de sécurité. Ici encore, cette innovation plaide pour une mise à jour très régulière du document unique car, en cas d’accident, l’incapacité à présenter un historique de prévention ro­buste placerait l’employeur dans une situa­tion défavorable.

Propos recueillis par Christophe Blanc

Hugues de Poncins – Avocat Associé – Menlo Avocats – Spécialiste en droit social Conseil et contentieux

https://menloavocats.com

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