L’employeur qui, pourtant conscient des risques encourus par son salarié, n’a pas pris les mesures suffisantes à la prévention des dangers lors du chargement et du déchargement des marchandises, notamment en ne s’appuyant pas sur un document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP), commet une faute inexcusable.
Les opérations de chargement et de déchargement de marchandises : fréquentes dans la plupart des secteurs d’activité, les opérations de chargement et de déchargement de marchandises, représentent des situations à risques et sont à l’origine d’un nombre significatif d’accidents de travail. C’est pourquoi le Code du travail fait obligation à l’entreprise d’accueil et à l’entreprise extérieure effectuant le transport de marchandises, d’élaborer conjointement un protocole de sécurité. L’objectif étant d’encadrer ces opérations et de permettre qu’elles se déroulent en toute sécurité pour les salariés. Toutefois, la rédaction d’un protocole d’accord ne dispense pas l’entreprise de transport de marchandises de procéder à l’évaluation de ses propres risques et d’en consigner le résultat dans un document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP). L’employeur qui n’est pas en mesure de présenter un DUERP à jour en cas d’accident peut voir sa responsabilité engagée au titre de la faute inexcusable, comme l’illustre le cas suivant.
Deux accidents survenus dans des conditions similaires
Le 7 avril 2017, Monsieur B, chauffeur routier depuis 2013, au sein d’une entreprise de transport du Vaucluse, est victime d’un accident lors du chargement des marchandises dans son camion. La roue d’un Roll-conteneur a buté contre un dispositif de Stop-Roll fixé sur le hayon du véhicule et l’a déstabilisé, provoquant sa chute. Le certificat médical, établi le même jour, fait état de plusieurs lésions dont une lombosciatique droite. Le caractère professionnel de l’accident est reconnu par la caisse primaire d’assurance maladie du Vaucluse.
Après une période d’arrêt de travail de sept mois, le salarié est finalement déclaré apte à reprendre son poste à l’issue d’une visite médicale de reprise qui a lieu le 23 novembre 2017. Il ne pourra toutefois, conduire que des véhicules légers, soit des véhicules dont le PTAC ne dépasse pas les 3,5 tonnes, en attendant un nouvel examen de son état de santé prévu trois mois plus tard avec le médecin du travail. Mais dans l’intervalle, le salarié est victime d’un nouvel accident de travail dans des conditions quasiment identiques à celles du précédent.
En effet, le 18 décembre 2017, cette fois-ci lors du déchargement de marchandises, le salarié se coince le pied dans le Stop-Roll du camion auquel il était affecté et chute. Victime d’une blessure au dos, il sera rapidement pris en charge par l’hôpital le plus proche. L’employeur effectue une nouvelle fois la déclaration d’accident de travail auprès de la CPAM qui tout naturellement reconnaît son caractère professionnel. Le salarié peut donc prétendre à la prise en charge des soins et diverses compensations financières par la CPAM.
Toutefois, il s’agit de l’accident de trop pour le salarié ! Ce dernier,
excédé et considérant que le second accident dont il a été victime
résulte d’un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité,
veut faire reconnaître la faute inexcusable de son employeur. Il
saisit donc à cette fin la juridiction de la sécurité sociale.
Il n’est pas inutile de rappeler à ce stade que la faute inexcusable entraîne
des conséquences financières importantes pour l’employeur
lorsqu’elle est reconnue. En tant que victime, le salarié peut en effet
obtenir une majoration de sa rente et l’indemnisation de l’ensemble
de ses préjudices sous forme de dommages et intérêt, le coût en
étant supporté par l’employeur. Ce dernier va donc tout faire pour
éviter la reconnaissance de sa faute inexcusable, en vain.
Après l’échec d’une tentative de conciliation, l’affaire est portée devant
le pôle social du tribunal judiciaire d’Avignon, lequel se prononce
le 15 mars 2023 en faveur du salarié, reconnaissant la faute
inexcusable de l’employeur et ordonnant la majoration de la rente
du salarié. En outre, une expertise médicale devra être réalisée pour
déterminer les préjudices subis par le salarié et donc le montant des
dommages et intérêts que devra lui verser l’employeur.
L’employeur conteste la faute inexcusable
En désaccord avec cette décision, l’employeur décide d’interjeter
appel. Il considère que le salarié n’établit aucunement l’existence
d’une faute inexcusable qui serait à l’origine de l’accident du 18 décembre
2017.
Rappelons que le simple fait que l’accident du travail ait été reconnu
par la CPAM ne suffit pas à induire une faute inexcusable de
l’employeur. Sauf cas particulier, notamment lorsque le risque a été
signalé à l’employeur préalablement à l’accident du travail (article
L4131-4 du Code du travail), la faute inexcusable ne se présume
pas, le salarié doit en apporter la preuve. Il doit démontrer d’une part que l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger
auquel était exposé son salarié, et d’autre part qu’il n’a pas pris les
mesures nécessaires pour l’en préserver. Il doit en outre exister un
lien de causalité entre les manquements supposés de l’employeur et
la survenance de l’accident.
Il revenait donc à la cour d’appel de Nîmes, saisie de l’affaire, de
vérifier si ces conditions cumulatives à la caractérisation de la faute
inexcusable de l’employeur étaient réunies.
I. L’EMPLOYEUR AVAIT-IL CONSCIENCE DU DANGER AUQUEL ÉTAIT EXPOSÉ SON SALARIÉ ?
Précisons que la conscience du danger exigée de l’employeur s’apprécie
in abstracto par rapport à ce que doit savoir, dans son secteur
d’activité, un employeur conscient de ses devoirs et obligations. La
jurisprudence se réfère aux notions d’entrepreneur normalement
avisé et averti et de risque raisonnablement prévisible. Il a ainsi
été jugé par le passé que l’employeur ne pouvait avoir conscience
du danger auquel était exposé le salarié lorsque par exemple, aucune
anomalie du matériel en relation avec l’accident n’avait pu être
constatée, ou lorsqu’il n’avait pas été alerté du mal-être au travail
d’un salarié ou de la dégradation de ses conditions de travail.
Dans le cas d’espèce qui nous préoccupe ici, il est évident pour le
salarié que l’employeur ne pouvait ignorer le risque auquel il était
exposé compte tenu de l’accident dont il avait été victime une première
fois. L’employeur n’avait, d’ailleurs pas respecté les préconisations
du médecin du travail en ne modifiant pas son activité et en
le maintenant sur le même type de véhicule.
Conformité et qualité du matériel en question
Selon monsieur B, l’accident dont il a été victime provient d’un dispositif
de Stop-Roll non réglementaire, non conforme à la norme EN1756-1, le dispositif n’étant pas escamotable pour le chargement. Par ailleurs, les roues du Roll elles-mêmes ne seraient pas conformes à la norme NF H50 501.
Au soutien de ses affirmations, le salarié produit une publication relative à la norme EN 1756-1 concernant les hayons élévateurs, des photographies de hayons, une facture datée du 27 juin 2017 relative à la mise en place d’un dispositif de Stop-Roll sur son véhicule, et une commande en date du 30 juin 2017 relative à son achat. Il ajoute à ces éléments, les recommandations de l’INRS qui préconisent de choisir pour un roll-conteneur des roulettes d’un diamètre de 125 mm, au minimum. Selon ces recommandations, des roulettes non adaptées ou coincées sont présentées comme une des causes des lombalgies, hernies et autres douleurs dues à la manoeuvre malaisée des Rolls-conteneurs, ou à leur déséquilibre et à leur renversement.
Pour mettre en cause ces éléments, l’employeur fait valoir qu’il n’est pas démontré un lien de causalité entre le dispositif de Stop-Roll et la survenance de l’accident. Il observe, à juste titre, que les photographies présentées par le salarié ne permettent pas de déterminer sur quel véhicule, dans quelles circonstances et à quelle date elles ont été prises. L’employeur rappelle aussi que la norme EN 1576-1 dont se prévaut le salarié n’est applicable que depuis août 2021, soit postérieurement au fait accidentel, la norme antérieurement applicable étant la norme EN 1756-1+A1. Il justifie par ailleurs de la facturation d’une pose de Stop-Roll pour le véhicule conduit par Monsieur B. sans que les affirmations du salarié tenant à la faible qualité de cette installation en raison de son coût ne soient étayées par un quelconque élément objectif. L’employeur fait remarquer à ce sujet que le prestataire ayant procédé à cette installation bénéficie d’une habilitation contrôleur de hayons telle que mentionnée sur sa facture. Il n’est d’ailleurs pas contredit sur ce point par le salarié.
Exposition à un danger particulier établie
S’appuyant sur l’ensemble des éléments fournis par les deux parties, les juges de la cour d’appel ont constaté, dans le cadre du second accident, que le rôle des roues et du système Stop-Roll ne pouvait être retenu. Aucun des éléments fournis par le salarié ne suffisait à l’établir.
Par ailleurs, s’agissant du respect des préconisations du médecin du travail, soit l’affectation de Monsieur B. sur un véhicule léger, il résulte de la carte grise du véhicule que celui-ci présente un PTAC de 3,5 tonnes, ce qui correspond au poids maximal d’un véhicule léger. Aucun manquement de l’employeur à ce titre est en conséquence caractérisé.
Pour autant, selon les juges, il n’est pas sérieusement contesté que le risque de chute est inhérent aux actions de chargement et de déchargement manuelles de véhicules de transport, et l’employeur avait d’autant plus connaissance de ce risque que le salarié avait déjà été blessé quelques mois auparavant. Il devait de prendre les mesures utiles pour en préserver ses salariés. Au vu de ces éléments, la cour d’appel considère que la connaissance par l’employeur d’un danger particulier auquel était exposé le salarié est établie.
II. CONSCIENT DU DANGER AUQUEL ÉTAIT EXPOSÉ SON SALARIÉ, L’EMPLOYEUR AVAIT-IL BIEN PRIS TOUTES LES MESURES UTILES POUR L’EN PRÉSERVER ?
L’article L 4121-1 du Code du travail, dans sa version applicable, dispose que l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs. Ces mesures comprennent des actions de prévention des risques professionnels et de la pénibilité au travail, des actions d’information et de formation, et la mise en place d’une organisation et de moyens adaptés. L’employeur veille à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l’amélioration des situations existantes.
Ainsi, ne commet pas une faute inexcusable l’employeur qui a mis à disposition des salariés tous les moyens leur permettant de travailler dans des conditions de sécurité satisfaisantes, aussi bien les moyens de protection individuelle que les moyens de prévention à travers, par exemple, des stages de formation permettant de sensibiliser le personnel à la sécurité. De même, la faute inexcusable ne peut être retenue lorsque le salarié a suivi une formation interne à la sécurité menée par des salariés expérimentés, qu’il a pris connaissance du règlement intérieur et des règles de sécurité et que le matériel est conforme aux règles de sécurité et qu’il ne présente aucune défectuosité.
Absence de DUERP : la faute inexcusable retenue
En l’espèce, le salarié expose qu’il n’a reçu aucune formation aux techniques de manutention manuelle et qu’il ne disposait pas des équipements de protection individuelle (EPI) obligatoires pour son poste. De surcroît, l’employeur ne produit pas de document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) en vigueur à la date de son accident, ce qui suffit à présumer sa faute inexcusable.
Pour dégager sa responsabilité, l’employeur invoque de son côté le fait qu’il sensibilise régulièrement ses employés sur les positions à adopter pour les opérations de chargement et de déchargement et ces opérations. À cet effet il produit un extrait de son DUERP daté du 7 septembre 2018 et donc malheureusement postérieur à l’accident.
Pour la cour d’appel, les pièces produites par l’employeur ne permettent d’établir ni la mise en oeuvre d’actions de formation relative à la manutention ou de campagnes de prévention aux mêmes fins, ni la mise à disposition d’EPI. Elle relève qu’aucun document unique d’évaluation des risques concomitant aux faits n’est produit par l’employeur malgré sa connaissance du risque, alors qu’un tel document permet de mieux appréhender les différents risques encourus et de mettre en oeuvre des actions adaptées pour les prévenir.
De plus, aucun des éléments fournis ne vient contredire le fait qu’il n’a pas pris de mesure afin de préserver le danger de chute, de sorte qu’il convient de confirmer le jugement du tribunal reconnaissant la faute inexcusable de l’employeur.
L’employeur est donc condamné à indemniser le salarié de l’ensemble de ses préjudices, une fois que ceux-ci auront été chiffrés par l’expertise médicale ordonnée en première instance. Ne lui resterait que la possibilité de former un pourvoi de cassation avec de très faibles chances de succès.
En effet, comme l’a rappelé la cour d’appel, l’employeur est soumis à une obligation de moyens renforcée au regard de la sécurité et de la protection de la santé découlant du contrat de travail le liant à son salarié (Code du travail, art. L. 4121-1). En l’espèce, du fait des préconisations du médecin de travail, l’employeur était au courant des risques encourus par son salarié lorsque celui-ci a repris son activité. Cependant, il n’a apporté aucun élément attestant qu’il avait mis en oeuvre des actions concrètes (DUERP, formation adaptée…) pour une meilleure appréhension des dangers – ce que le salarié démontre – de sorte que sa faute inexcusable serait certainement confirmée.
Indispensable DUERP
Cette illustration permet de souligner l’importance du DUERP et son rôle déterminant dans l’établissement de la responsabilité et/ou l’exonération de l’employeur en cas d’accident de travail.
En effet, le DUERP est l’outil de référence en matière de politique de prévention dans la mesure où il retranscrit l’évaluation des risques et introduit l’élaboration et la mise en place d’un programme d’actions de prévention concrètes. En cas d’accident de travail, les inspecteurs du travail et les juges demanderont systématiquement à le consulter. Celui-ci doit donc être mis à jour le plus régulièrement possible. C’est pourquoi l’employeur doit non seulement faire attention à sa rédaction mais aussi à son actualisation.
Dans le cas présent, la rédaction et la mise à jour du DUERP après le premier accident dont avait été victime le salarié aurait sans doute permis à l’employeur de mettre en place des actions de formation relatives à la manutention et/ou une campagne de prévention aux mêmes fins. Il aurait aussi pu prévoir la mise à disposition d’EPI adaptés. Apporter la preuve de ce type de mesures concrètes lui aurait permis d’échapper à la reconnaissance de sa faute inexcusable.
Tatiana Naounou
Juriste TUTOR – Groupe Pôle Prévention