Charles-Henri Besseyre des Horts : “Une entreprise sans conflit serait en état de mort cérébrale.”

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Professeur émérite à HEC Paris, Charles-Henri Besseyre des Horts a défendu, dans de nombreux ouvrages, un management renouvelé visant à libérer les talents des collaborateurs de l’entreprise (1). Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il estime que les conflits entre salariés sont l’inévitable rançon d’un management ayant, heureusement, remis l’humain au coeur des organisations.

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Depuis quelques années, les tensions au travail sont un sujet de préoccupation croissant. Comment l’expliquez-vous ?

Je crois que cette préoccupation croissante s’explique de façon prépondérante par le recul continu des modes d’organisation tayloriens ou autoritaires qui constituaient une sorte de norme implicite y compris dans les entreprises de taille moyenne. Dans ce modèle, la coopération entre les membres de l’entreprise était, comme on le sait, assurée par une division minutieuse des tâches conçue à l’échelon supérieur et à laquelle chacun devait se conformer. Cette conception mécaniciste et très normée de l’organisation réduisait considérablement les occasions de frictions entre collègues car chacun restait étroitement enfermé dans son propre rôle sans occasion ou presque d’empiéter sur le territoire professionnel du voisin.

Mais ce mode de management a été peu à peu abandonné…

Oui, car il ne convenait plus ni aux légitimes aspirations des travailleurs à s’épanouir et à développer leurs talents ni à un environnement économique instable dans lequel le rythme des changements s’est considérablement accéléré. Les entreprises ont voulu gagner en souplesse et en agilité si bien qu’elles ont adopté des modes de management valorisant davantage la créativité et l’esprit d’initiative de leurs membres. Plus concrètement, cela s’est par exemple traduit par un management par objectifs, laissant une plus grande autonomie aux salariés quant au choix des moyens à mobiliser pour les atteindre, et aussi par l’essor du fonctionnement en “mode projet” recomposant sans cesse les équipes, le rôle des uns et des autres. Cette nouvelle façon de faire a évidemment de nombreuses vertus, y compris pour les salariés dont le travail s’est considérablement enrichi. Mais, en raison de la plus grande autonomie laissée à chacun elle a aussi démultiplié les occasions de frictions car elle nécessite, de la part des salariés, une plus grande capacité à travailler ensemble et à s’accorder les uns avec les autres. Or, comme le savent tous les chefs d’entreprise et tous les managers, cela ne va pas de soi… Par nature, les modes de management plus collaboratifs, laissant plus de place à la coconstruction et à la libre expression des salariés, favorisent aussi l’émergence de divergences entre ses salariés. Et celles-ci peuvent être d’autant plus mal ressenties par les personnes concernées que, dans ce nouveau contexte, chacun s’investit émotionnellement dans son travail.

Du coup ne faut-il pas évoquer aussi l’essor des émotions dans l’entreprise ?

Si, bien sûr, car cet essor s’inscrit dans la même mutation. Longtemps, les émotions ont été ignorées voire bannies au travail. Elles étaient considérées comme la partie irrationnelle, incontrôlable de l’homme. On les considérait comme opposées aux normes de bon fonctionnement, voire dérangeantes pour le travail. Aujourd’hui, c’est tout le contraire : les entreprises recherchent plus volontiers des salariés “passionnés” parce qu’elles considèrent qu’ils seront plus engagés, réactifs et créatifs. C’est d’ailleurs exact. Mais cette revalorisation des affects a son revers car, contrairement à ce que souhaiteraient les entreprises, les émotions peuvent aussi être négatives, si bien que l’agacement, le ressentiment ou la jalousie ont également droit de cité dans l’entreprise. Bien sûr, cela ne facilite pas la tâche des managers, mais c’est toutefois mille fois préférable à une entreprise amorphe dans laquelle toute vie et toute envie seraient étouffées sous les procédures tatillonnes et une froide obéissance.

Dès lors, comment éviter que ces tensions ne viennent gripper le bon fonctionnement des entreprises ?

La première réponse, bien connue des responsables RH, tient dans la grande attention portée aux fameuses compétences comportementales et relationnelles des collaborateurs, notamment au moment du recrutement. Plus qu’auparavant, il s’agit de sélectionner des candidats capables d’interagir efficacement et harmonieusement avec les autres. Autrefois, la sélection se faisait principalement sur la maîtrise d’un savoir-faire. Désormais il faut également se soucier du savoir-être. Et c’est bien sûr encore plus valable pour les managers appelés à diriger et animer des équipes. Voici une quinzaine d’années, dans un ouvrage devenu un succès mondial, Robert Sutton, professeur de management à la Stanford Engineering School, fixait aux entreprises un nouvel objectif : “l’objectif zéro-sale-con” consistant à éradiquer de l’entreprise les managers qui, par leur comportement odieux, rabaissent, démoralisent et démotivent leurs collaborateurs (2). Voilà pourquoi, dans les ressources humaines, certains experts plaident pour qu’à côté du fameux quotient intellectuel (QI), l’entreprise se préoccupe aussi du quotient émotionnel (QE) de ses membres. Toutefois, il faut prendre garde à ce que les individus ne deviennent pas les boucs émissaires de toutes les situations conflictuelles. Lorsque des conflits émergent au travail, les individus sont rarement le seul facteur déclenchant car, au-delà des personnalités toxiques, il existe aussi des organisations toxiques. Il est rare qu’un manager naisse tyrannique et les fameux “petits chefs” sont, la plupart du temps, le fruit d’un contexte.


À quoi reconnaît-on une organisation toxique ?

Il y a une multitude de raisons qui peuvent conduire une organisation à devenir toxique. Pour ne prendre qu’un exemple, évident mais assez répandu, une organisation qui met délibérément ses salariés en compétition les uns avec les autres, ou qui ne clarifie pas suffisamment le rôle et les responsabilités de chacun, va nécessairement générer une multitude de conflits entre ses membres. Mais on peut aussi évoquer les organisations qui soumettent leurs salariés à des injonctions contradictoires, qui les placent dans des situations de conflits éthiques ou qui insécurisent leurs salariés en leur fixant des objectifs irréalistes, en ne leur témoignant pas de reconnaissance, en ne les soutenant pas dans leurs tâches ou en ne leur donnant pas les moyens nécessaires pour les accomplir. En fait, comme vous le voyez, la plupart des facteurs de risques psychosociaux (RPS) sont propices à l’exacerbation des tensions et des conflits. Cela souligne un point clef : pour éviter la multiplication des conflits et surtout leur pourrissement, la première chose à faire est d’offrir aux salariés de bonnes conditions de travail, aussi bien physiques que psychiques.

Dans une entreprise misant sur l’initiative et l’intelligence de ses membres plutôt que sur leur seule obéissance, ne faut-il pas aussi dédramatiser les conflits ?

Il ne faut pas avoir peur des conflits car une entreprise totalement dépourvue de conflit serait simplement en état de mort cérébrale. Les conflits sont l‘inévitable rançon des désirs, des projets et des ambitions de ses membres. Il est donc très sain que des conflits apparaissent mais à condition de parvenir à les surmonter et les résoudre de façon positive en trouvant un nouvel équilibre. Pour caractériser l’attitude d’une organisation à l’égard du conflit, on peut examiner deux paramètres : les niveaux d’affirmation et de coopération de ses membres. Dans les entreprises dotées à la fois d’un faible niveau d’affirmation et de coopération, les conflits sont simplement évités, ce qui n’est pas souhaitable car les problèmes sont juste laissés sous le tapis où ils persistent de façon latente et pernicieuse. Dans les entreprises dotées d’un niveau moyen d’affirmation et de coopération, le conflit abouti plutôt à un compromis supportable par les différentes parties mais qui laisse l’entreprise dans une forme de statu quo basé sur des concessions réciproques finalement assez frustrantes pour tout le monde. En revanche, dans les entreprises caractérisées par un haut niveau d’affirmation et de coopération, le conflit débouche plus volontiers sur une résolution dynamique du problème identifié et sur une nouvelle configuration bénéfique à toutes les parties. Dans ce cas, tout le monde en sort gagnant. Si schématique soit-elle, cette grille d’analyse souligne une grande vérité : les conflits ne doivent pas être éludés ni étouffés mais vus comme des occasions de résoudre un problème et d’aller de l’avant en sollicitant l’intelligence de tous.


Propos recueillis
par Christophe Blanc


(1) Voir notamment L’ingénierie des Libertés (Vuibert, 2022), Le management par la confiance (Eyrolles, 2020) et Comment la DRH fait sa révolution (Eyrolles, 2014).

(2) Objectif zéro-sale-con (Vuibert, 2017).

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