Professeur des universités et praticien hospitalier en Médecine du travail, Jean-Dominique Dewitte préside la Société Française de Médecine du Travail. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il revient sur la récente loi “santé au travail” en la replaçant dans la déjà longue histoire de la Médecine du travail. Il ébauche aussi quelques pistes visant à permettre aux professionnels de la santé et de la sécurité au travail de remplir le plus efficacement possible leurs missions au service des entreprises et des travailleurs, notamment en matière de prévention des risques.
Pouvez-vous, en guise d’introduction, nous présenter les grandes phases de l’histoire de la santé au travail ?
La prise de conscience de l’origine professionnelle de certaines maladies est très ancienne puisque l’on en trouve déjà mention dans la Bible ou chez Hippocrate évoquant la colique de plomb des peintres. C’est toutefois à la fin du XIXe siècle, au début de l’ère industrielle, que naît la Médecine du travail telle qu’on la connaît aujourd’hui. La loi du 9 avril 1898 mettant en place un système facilité de réparation des accidents du travail représente une étape importante car elle a simultanément suscité un premier élan significatif de prévention des risques professionnels. En effet, pour se protéger du risque financier que représentait l’indemnisation des travailleurs accidentés, les employeurs se sont tournés vers des assureurs qui, en retour, ont exigé de leurs assurés qu’ils fassent entrer des professionnels de santé à l’intérieur des entreprises, dans le but de réduire le nombre et la gravité des accidents. Or, une fois à l’intérieur de l’entreprise, ces professionnels de santé ont été assez rapidement mobilisés pour donner des conseils relatifs à l’hygiène collective et individuelle, qui était l’une des grandes préoccupations de l’époque, mais aussi sur l’organisation du travail. L’autre grande étape est, en 1919, l’indemnisation des maladies professionnelles, avec l’apparition des premiers tableaux de maladies. C’est dans ce contexte porteur que la Médecine du travail s’est progressivement affirmée comme une spécialité médicale à part entière avec, par exemple, la création au début des années trente des premiers instituts de médecine du travail, à Lyon, Paris et Lille.
L’acte de naissance officiel de la Médecine du travail comme institution reste toutefois la loi d’octobre 1946…
Oui, car la grande nouveauté du système français institué à ce moment-là est son caractère quasi universel : toutes les entreprises devaient adhérer, même si elles n’avaient qu’un seul salarié. De surcroît, cette loi créait un diplôme de Médecine du travail faisant de celle-ci une spécialité officiellement définie par des connaissances et des compétences spécifiques. À cette époque, la formation requise pour cette spécialité était d’une année contre quatre années aujourd’hui.
Quelles sont, à l’époque, les missions attribuées aux Médecins du travail ?
Leurs missions sont d’abord définies négativement. Les Médecins du travail ne sont pas des médecins contrôle. Ce ne sont pas non plus des médecins traitants. Aux termes de la loi, leur rôle est de conseiller les employeurs et les salariés, notamment à travers leurs représentants. Au passage, ce n’est pas toujours une position facile, chacune des deux parties ayant parfois tendance à considérer que nous faisons la part trop belle aux considérations, parfois antagonistes, de l’autre. L’objectif des Médecins du travail est d’adapter, le mieux possible, le travail à l’homme en mobilisant, pour cela, ses connaissances médicales, notamment relatives à la physiologie humaine. Enfin, si les Médecins du travail restent mobilisés sur les questions d’hygiène, ils ont aussi pour rôle de s’assurer que les procédures de secours d’urgence mises en place par l’entreprise permettent d’intervenir efficacement en cas d’accident du travail. Ils portent ainsi attention à la formation de secouristes au sein de l’entreprise. Ces missions sont identiques aujourd’hui, même s’il faut désormais y ajouter une préoccupation croissante pour la santé mentale au travail mise à mal par les nouvelles formes d’organisation du travail. Le mot-clef à retenir est, à mon sens, celui de “conseil”. Les Médecins du travail et, plus globalement, l’ensemble des membres des Services de santé au travail, désormais rebaptisés par la loi d’août au travail interentreprises (SPSTI), sont des conseillers au service des différents acteurs de l’entreprise, au même titre que d’autres intervenants, publics ou non, comme les Intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP).
Depuis la loi de modernisation sociale de 2002, les Médecins du travail collaborent, au sein des Services de santé au travail (SST) – et désormais au sein des SPSTI – avec beaucoup d’autres professionnels : des infirmiers, des ergonomes, etc. Que pensez-vous de cette interdisciplinarité ?
L’interdisciplinarité n’a pas toujours eu bonne presse auprès de certains Médecins du travail parce qu’ils soupçonnaient qu’il ne s’agisse que d’un artifice destiné à masquer le déclin constant, depuis les années 1980, du nombre de Médecins du travail en exercice. Ce n’est pas entièrement faux mais ne résume toutefois pas la question. En effet, personne ne peut nier que la prévention des risques professionnels nécessite de mobiliser des connaissances et des expertises d’une très grande diversité. Les médecins ne peuvent pas tout savoir car personne ne peut être spécialiste de tout. Pour ma part, je vois donc d’un très bon oeil la collaboration des Médecins du travail avec des experts d’autres disciplines comme des ergonomes, des hygiénistes, des psychologues du travail ou encore les Intervenants en prévention des risques professionnels. Mais, comme nombre de mes collègues, j’estime que ces professionnels doivent collaborer avec les médecins et non se substituer à ces derniers…
Justement, quel regard portez-vous sur les intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP) ?
Un regard forcément très positif car j’ai créé, au sein de la Faculté de médecine de Brest, le master d’évaluation et de prévention des risques professionnels, précisément destiné à former des IPRP parmi les étudiants ayant obtenu leur licence de santé au travail. À l’issue de leur formation, ce sont des généralistes capables de faire face à la mission cruciale d’évaluer les risques, de formuler des propositions correctrices, et ensuite d’évaluer les effets de celles-ci dans une démarche de progrès continu menée conjointement avec l’employeur et les autres acteurs de l’entreprise. De façon plus globale, je pense qu’il existe un véritable écosystème de la prévention des risques professionnels au sein duquel les Médecins du travail, les inspecteurs du travail, mais aussi des acteurs privés, comme certains IPRP, doivent apprendre à collaborer et travailler en confiance. Dans certaines entreprises et dans certains SST des expériences ont été menées dans ce sens, de façon à casser les fameux silos organisationnels, avec de bons résultats lorsque les rôles de chacun sont clairement répartis.
De façon plus globale, quel regard portez-vous sur les grandes orientations de loi d’août 2021 relative à la santé au travail ?
La Société française de médecine du travail avait, lors de la phase de concertation, émis beaucoup d’observations hélas toujours d’actualité car, comme chacun sait, de nos jours les concertations sont parfois purement formelles… Toutefois, il y a bien sûr des intentions louables dans cette loi. Pour ne prendre qu’un exemple, je ne vais pas vous dire qu’améliorer le maintien dans l’emploi ou mieux prévenir la désinsertion professionnelle est une mauvaise chose ! Mais je redoute que ces belles intentions se heurtent à la réalité du manque de moyens et d’effectifs. Ainsi, je trouve très positif que l’on veuille suivre désormais de nouvelles catégories de travailleurs n’ayant pas le statut de salariés : les artisans, les employeurs, les femmes de ménage, les aides à domicile… Mais tout cela risque fort de se briser sur le mur du réel, à savoir le déclin continu du nombre de Médecins du travail et les difficultés croissantes à recruter des infirmières du travail censées les suppléer dans certaines tâches. Le contexte actuel est celui d’une pénurie globale de personnels de santé que l’on ne peut ignorer et qui risque de provoquer des difficultés de mise en oeuvre de la loi sur le terrain car il n’est pas sûr que l’intendance parvienne à suivre… La remarque vaut aussi pour les tâches de prévention que la loi veut confier aux SPSTI au sein d’une “offre socle”. Je doute qu’en l’état actuel des moyens humains disponibles, cette mission puisse être assumée dans de bonnes conditions. Et je redoute qu’elle ne débouche sur la promotion d’outils numériques d’autoévaluation dont l’efficacité est quand même très relative par rapport aux solutions qui émergent lors de l’intervention d’un professionnel de la prévention capable de prendre en compte le caractère spécifique des situations de travail. Une solution à ce manque de moyens pourrait être d’organiser une collaboration plus resserrée avec des IPRP, mais cela devrait passer, comme je vous le disais, par une définition claire des rôles de chacun. Je n’exclus pas que ces équilibres puissent émerger à la base puisque les SPSTI ont la faculté de sous-traiter certaines de leurs missions à des professionnels extérieurs. Il faudrait alors organiser une évaluation de ces expériences car les Médecins du travail et les IPRP ont vocation à coopérer.
Propos recueillis par Christophe Blanc
Jean-Dominique Dewitte est Professeur des Universités, Praticien hospitalier en Médecine et Santé au travail et préside depuis 2018 la Société française de Médecine du Travail. Il a été Responsable médical de l’Institut Qualité-Risques et Sécurité (2017-2020), Président de la Sous-section 46.02 du CNU et Président du Comité de Pilotage du Réseau National de Vigilance et de Prévention des Pathologies Professionnelles jusqu’en 2020.