Longtemps les entreprises ont, peu ou prou, considéré les comportements addictifs de certains de
leurs salariés comme des problèmes individuels. En conséquence, ces problèmes étaient traités dans une double approche disciplinaire et médicale. Il s’agissait de sanctionner le salarié qui, par sa consommation excessive, mettait en danger sa sécurité ou celle de ses collègues et de l’orienter vers la médecine du travail. Cette approche consistant à considérer l’addiction comme une affaire individuelle s’efface maintenant devant une approche plus collective et globale de la question. Il est en effet demandé aux entreprises de prendre leur part dans la lutte contre les addictions en estimant qu’elles constituent un authentique risque professionnel à évaluer et à prévenir.
Parmi d’autres conséquences, la crise sanitaire liée à l’épidémie de coronavirus a conduit à réexaminer les liens forts existants entre la santé et le travail. Elle a notamment incité à prêter une attention renouvelée aux diverses pratiques addictives des travailleurs.
Les addictions aggravées par la crise sanitaire
En effet, dès octobre 2020, une enquête réalisée par le cabinet Odoxa révélait que pour les trois quarts des Français, le télétravail et les confinements accroissaient les différents risques d’addiction (1). En tête de liste, ils plaçaient très logiquement les risques liés à l’hyperconnexion (81 %), mais sans négliger pour autant la consommation de tabac (75 %), d’alcool (66 %), de cannabis (55 %), de médicaments comme les anxiolytiques et les somnifères (52 %) et d’autres drogues (51 %). Enfin, le workaholisme – c’est-à-dire l’addiction au travail – était aussi évalué à la hausse pour 61 % des télétravailleurs. Pour Emmanuel Pochet, directeur de Point Org Sécurité, “cette évolution a contribué à lever un tabou persistant et à réveiller les consciences en montrant que les modes d’organisation du travail avaient bel et bien un impact sur les addictions des travailleurs”.
Longtemps ce lien a fait débat. Exaspéré par certains discours tendant à faire du travail la cause première de toutes les misères humaines, nombre de chefs d’entreprise et de commentateurs ne manquaient pas de rappeler que les demandeurs d’emploi sont nettement plus consommateurs de substances psychoactives que les actifs occupés. Ils n’ont pas tort : selon la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), on compte 1,5 fois plus de fumeurs que chez les actifs (2). De même, les inactifs sont deux fois plus victimes d’addiction à l’alcool et trois fois plus concernés par la consommation hebdomadaire de cannabis que les actifs. Globalement, l’emploi représente donc bien un facteur de protection par rapport aux risques de conduites addictives. Mais ce constat doit toutefois être relativisé. “Au-delà des chiffres globaux, qui correspondent à une moyenne nationale tous secteurs confondus, l’environnement de travail s’avère plus ou moins protecteur selon le domaine d’activité et les entreprises concernées”, précise la Mildeca.
Tous les métiers concernés
Preuve que le travail a bien un impact, plusieurs études ont en effet mis en évidence des consommations accrues dans certains secteurs d’activité : agriculture, marine civile, BTP, arts et spectacles, hôtellerie-
restauration, transports, ainsi que tous les métiers en relation avec le public. Mais quasiment tous sont concernés, de la communication au secteur bancaire, de l’agroalimentaire au service public en passant par le monde juridique, la finance, le maintien de l’ordre ou encore l’armée. Les contraintes spécifiques de certains métiers et les conditions de travail jouent donc un rôle prépondérant dans l’usage de substances psychoactives par les travailleurs.
Chercheur au Centre de Sociologie des organisations de Sciences Po et co-auteur d’un ouvrage sur le dopage en milieu professionnel (3), Renaud Crespin explique que le recours aux substances psychoactives par les travailleurs correspond à une vaste palette de besoins liés aux contraintes et facteurs de pénibilité de leur activité professionnelle. “Certains produits sont utilisés pour leur effet anesthésiant pour mieux supporter le stress, réduire la fatigue, la douleur physique ou retrouver un sommeil perturbé par les soucis professionnels. D’autres sont prisés pour leur effet euphorisant pour mieux endurer l’ennui de tâches monotones. D’autres encore remplissent un rôle dopant au sens strict du terme : ils sont pris pour tenir un rythme de travail excessif, pour se montrer toujours enthousiaste pendant le travail ou en marge de celui-ci.” Signature de contrat, pot de départ, de fin de chantier ou de fin de mission, afterworks entre collègues… La consommation d’alcool, de tabac – voire de drogue dans certaines professions – remplit aussi un rôle social et festif ou d’intégration dans une équipe. Lors d’une enquête en entreprise, une femme cadre expliquait avoir renoncé à arrêter de fumer car les pauses cigarettes lui permettaient d’entretenir des liens plus informels avec ses collègues…
Aujourd’hui, chacun s’accorde donc à dire que les pratiques addictives ont, pour la plupart, une origine multicausale et qu’il serait tout aussi stupide de nier les facteurs liés à la vie privée que ceux liés à la vie professionnelle. “Elles sont le résultat de la rencontre entre une personne, une substance et un contexte aussi bien familial que social et professionnel. Si l’entreprise ne peut pas à elle seule résoudre tous les problèmes d’addiction présents dans la société, elle peut quand même apporter une contribution décisive dans la mesure où le travail est, avec la famille, l’un des éléments centraux dans la vie des gens et une activité à laquelle ils consacrent une part substantielle de leur temps”, estime Philippe Mège, directeur d’Impact Prévention, un cabinet spécialisé dans la prévention des risques psychosociaux.
Vers l’entreprise vecteur de santé
Mais quel rôle doivent endosser les entreprises et quels moyens peuvent-elles mettre en œuvre ? La réponse est délicate car l’addiction est un sujet touchant à l’intimité des individus. La façon dont le Code du travail et la jurisprudence abordent la question de la consommation d’alcool en entreprise illustre parfaitement la nécessité de trouver un juste équilibre entre la nécessaire prévention des risques et l’incontournable préservation de la liberté individuelle des salariés. Ainsi, l’article R4228-20, précise que “lorsque la consommation de boissons alcoolisées, dans les conditions fixées au premier alinéa, est susceptible de porter atteinte à la sécurité et la santé physique et mentale des travailleurs, l’employeur prévoit dans le règlement intérieur ou, à défaut, par note de service les mesures permettant de protéger la santé et la sécurité des travailleurs et de prévenir tout risque d’accident”. Toutefois, ces mesures doivent être “proportionnées au but recherché”.
Le Code du travail ne s’en tient cependant pas à ce seul volet disciplinaire. La nécessité de prévenir les effets des addictions sur la santé des salariés résulte plus sûrement des dispositions générales de l’article L4121-1 énonçant que “l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs”. C’est en effet sur cette base légale qu’il est désormais demandé aux entreprises de veiller de façon proactive à la santé de leurs salariés dans une démarche relevant de la prévention des risques professionnels mais aussi de la promotion de la qualité de vie au travail (QVT) et de la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Preuve de cette nouvelle orientation impulsée par les pouvoirs publics, le Plan Santé au travail 2016-2020 fixait comme objectif de “promouvoir un environnement de travail favorable à la santé”. Et, soulignant qu’ “il existe pour l’employeur une palette d’actions à déployer en faveur de la santé”, il suggérait la mise en place d’actions visant à lutter contre les maladies cardiovasculaires et… les addictions. Il s’agit bien sûr d’une petite révolution puisque les entreprises sont ainsi peu ou prou incitées à apporter leur concours à la poursuite d’objectifs situés au carrefour de la santé professionnelle et de la santé publique.
Agir sur les perceptions par la formation
À cette fin, les outils traditionnels de la prévention des risques sont toutefois les premiers à être mobilisés. Ainsi, les addictions doivent impérativement faire l’objet d’une évaluation des risques professionnels et être inscrites dans le Document unique d’évaluation des risques (DUER). Ensuite, fort de la cartographie des risques ainsi obtenue, elles doivent être traitées via des actions de prévention mais aussi d’information et de formation des membres de l’entreprise.
“La prévention des conduites addictives en milieu professionnel doit être une politique assumée par l’entreprise et portée par ses dirigeants. Ceux-ci doivent communiquer sur le sujet auprès de leurs salariés”, insiste Patricia Coursault, chargée de mission à la Mildeca. De la sorte, elle souligne un point essentiel : une politique globale de prévention des addictions ne saurait se limiter à des dispositions dans le règlement intérieur de l’entreprise ni même à des mesures visant à supprimer ou réduire les facteurs matériels, managériaux ou organisationnels qui peuvent favoriser les comportements addictifs. En effet, pour venir à bout des addictions en milieu professionnel, il est également nécessaire d’agir, au moyen de campagnes de sensibilisation et d’outils de formation, sur le regard que les membres de l’entreprise portent sur les pratiques addictives. En matière d’addiction comme en bien d’autres, la réussite passe par le développement d’une authentique culture de la prévention.
Christophe Blanc
(1) “Effets du télétravail sur les conduites addictives”, sondage Odoxa pour GAE Conseil, octobre 2020. (2) “Les conduites addictives de la population active”, MILDECA, mars 2021. (3) Se doper pour travailler, sous la direction de Renaud Crespin, Dominique Lhuilier et Gladys Lutz, Éditions Érès, 2017, 348 p..