Pour prouver une inégalité salariale, une salariée peut légitimement demander à l’employeur de lui communiquer les bulletins de paie des salariés masculins occupant ou ayant occupé des postes de niveau comparable au sien, sans que cela porte une atteinte excessive à leur droit au respect de la vie personnelle et au RGPD (1).
La question de l’inégalité des salaires entre hommes et femmes est de plus en plus importante dans les entreprises. En principe, en matière de politique de rémunération dans les entreprises, l’égalité de traitement doit être assurée pour chacun. Sans quoi, l’employeur s’expose à des sanctions pénales et civiles. Toutefois, les condamnations en la matière restent rares, les salariés se heurtant à la difficulté de rassembler des éléments de preuve dans la mesure où ceux-ci sont le plus souvent détenus par l’employeur et que les moyens d’accéder à ces documents sont très limités. Cette situation devrait changer à la suite d’une décision récente de la Cour de cassation.
Discrimination salariale ?
L’affaire concerne Madame X, salariée depuis le 5 janvier 2009 d’un groupe anglais spécialisé dans la gestion d’actifs et la finance de marché. D’abord employée en qualité de « structurer » au sein d’une filiale du groupe, elle accède le 1er février 2013 au poste de « responsable projets transverses dérivés » (Chief Operating Officer, dit « COO »), qu’elle occupera pendant quatre ans, avant d’être nommée le 23 janvier 2017 au poste de « directeur stratégie et projets groupe » au sein de la société mère du groupe. Elle était la seule femme au sein d’une équipe d’hommes. Après un conflit l’opposant à sa direction, la salariée est finalement licenciée le 22 février 2019.
Au cours d’une discussion anodine avec l’un de ses anciens collègues concernant son licenciement, Madame X profite de l’occasion pour l’interroger sur sa rémunération et découvre que celle-ci était bien supérieure à la sienne. Convaincue d’avoir été victime d’une discrimination salariale fondée sur la différence de sexe, elle entreprend d’agir contre ses ex-employeurs en rappel de salaires. Elle doit alors rassembler les preuves de cette discrimination, ce qui n’allait pas être aisé à réaliser.
En effet, pour prouver la prétendue discrimination, la salariée doit comparer sa rémunération avec celle de ses collègues masculins occupant ou ayant occupé le même poste qu’elle. Elle a donc besoin, concrètement, de produire leurs bulletins de paie.
L’enjeu de la production des bulletins de paie
Principale difficulté : ces bulletins sont détenus par l’employeur qui refuse de les transmettre, invoquant le droit au respect de la vie privée et à la protection des données personnelles des salariés en question.
Il est vrai qu’un bulletin de salaire comporte de nombreuses informations personnelles importantes, voire sensibles au sens défini par le RGPD, telles que l’adresse et le numéro de sécurité sociale, par exemple. Or, l’employeur étant responsable de la sécurité des données personnelles dont il dispose, doit prendre les mesures nécessaires pour garantir la confidentialité de ces données et empêcher leur divulgation à des tiers qui ne seraient pas habilités à en recevoir communication (lire encadré). Le refus de l’employeur de communiquer les bulletins demandés est ainsi justifié, d’autant qu’il peut engager sa responsabilité s’il transmet à un tiers non autorisé, des informations susceptibles de porter atteinte à la vie privée du salarié.
Mais la salariée, déterminée à prouver la discrimination salariale dont elle s’estime victime, décide de saisir le conseil de prud’hommes en référé afin qu’il ordonne à l’employeur de communiquer les bulletins de paie des huit salariés ayant occupé le poste de COO au cours des cinq dernières années. En vertu de l’article 145 du code de procédure civile, Il est en effet possible de demander avant tout procès la communication de certains documents, lorsqu’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution du litige, ce qui semblait être le cas en l’espèce.
La cour d’appel de Paris, saisie de l’affaire, estime la demande de Madame X fondée et ordonne à l’employeur de lui communiquer sous astreinte les bulletins de paie mais en occultant les données personnelles, à l’exception des noms et prénoms, de la classification conventionnelle, de la rémunération mensuelle détaillée et de la rémunération brute totale cumulée par année civile. Ces éléments devraient permettre à la salariée d’établir la preuve, par comparaison, de l’inégalité salariale dont elle s’estime victime.
Atteinte à la vie privée des salariés
Néanmoins, l’employeur s’y oppose une nouvelle fois et forme un pourvoi en cassation estimant que cette communication est contraire au RGPD et porte atteinte à la vie privée des salariés concernés.
Pourtant la cour d’appel, en demandant d’occulter les données personnelles non nécessaires à la résolution du litige, a limité leur divulgation aux seuls éléments indispensables à l’exercice du droit de la preuve. C’est insuffisant pour l’employeur qui rappelle que le droit à la preuve ne peut justifier la production d’un élément portant atteinte à la vie privée qu’à la seule condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte à la vie privée des salariés concernés soit proportionnée au but poursuivi. Or, la salariée serait, selon lui, en mesure de présenter d’autres éléments de faits susceptibles de laisser présumer l’existence de la discrimination dont elle se dit victime.
En effet, l’ancienne salariée est en possession de rapports sur les inégalités hommes/femmes qui démontrent une proportion de femmes minoritaires dans les effectifs de l’entreprise et des écarts de rémunération entre les hommes et les femmes. De plus, l’index d’égalité homme/femme de l’année 2018 laisse également apparaître une marge de progression.
Partant, l’employeur estime que la production supplémentaire des bulletins de paie n’est ni indispensable au droit de la preuve invoqué par la cour d’appel, ni proportionnée au droit invoqué par la réclamante.
Protection des données personnelles par l’employeur, dans le cadre du RGPDUne donnée « à caractère personnel » est définie comme « toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable […] ; est réputée être une «personne physique identifiable» une personne physique qui peut être identifiée, directement ou indirectement, notamment par référence à un identifiant, tel qu’un nom, un numéro d’identification, des données de localisation, un identifiant en ligne, ou à un ou plusieurs éléments spécifiques propres à son identité physique, physiologique, génétique, psychique, économique, culturelle ou sociale » (art. 4 du RGPD). L’adresse personnelle du salarié, sa situation familiale, son numéro de sécurité sociale ou son salaire constituent donc des données personnelles. Les employeurs sont soumis à une obligation de secret professionnel et au respect du règlement général de protection des données (RGPD). Ils ne peuvent pas donner d’information à caractère privé, sous peine de voir leur responsabilité engagée. Ils sont donc tenus d’empêcher la divulgation, à des tiers qui ne seraient pas autorisés à les obtenir, des données personnelles de leurs salariés. La loi accorde toutefois à certains tiers, un droit de communication des données personnelles, sans pouvoir opposer le secret professionnel (administration fiscale, organismes de sécurité sociale, autorités judiciaires, etc.). Une distinction est donc nécessaire en fonction de la qualité du tiers demandeur, selon qu’il s’agit d’un tiers autorisé à obtenir les informations réclamées et d’un tiers non autorisé comme les autres salariés, par exemple. Dans ce dernier cas, l’employeur peut en principe s’opposer à la demande du tiers, au nom du respect de la vie privée de chacun de ses salariés.
Le jugement de la cour d’appel confirmé
Il revient donc à la Cour de cassation la difficile tâche de trancher entre l’exercice du droit de la preuve et la protection de la vie privée et des données personnelles du salarié.
Elle va suivre la position de la cour d’appel en rappelant d’abord que le droit à la protection des données à caractère personnel n’est pas un droit absolu et doit être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux conformément au principe de proportionnalité. Elle relève en outre que la cour d’appel a fait ressortir que la communication d’éléments, bien que portant atteinte à la vie privée d’autres salariés, était indispensable à l’exercice du droit de la preuve et proportionnée au but poursuivi, en l’occurrence la défense de l’intérêt légitime de la salariée à l’égalité de traitement entre homme et femme en matière d’emploi et de travail. La salariée était donc bien fondée à obtenir la communication des bulletins de ses collègues masculins ayant exercé les mêmes fonctions que les siennes.
Le pourvoi de l’employeur est rejeté par la Cour de cassation. Ce dernier n’a donc plus le choix. Il doit délivrer les bulletins de paie demandés s’exposant ainsi à ce qu’ils démontrent réellement la discrimination salariale alléguée par l’ex-salariée. S’il ne s’exécute pas il devra payer une astreinte de 10 € par document et par jour de retard.
Occulter les données personnelles
En conclusion, cet arrêt soulève la question de la conciliation entre le droit de la preuve et le droit au respect de la vie privée. La Cour de cassation donne la marche à suivre pour les juges saisis d’une demande de communication de pièces. Il faut d’abord rechercher :
– si la communication de données personnelles est nécessaire à l’exercice du droit allégué,
– et proportionnée au but poursuivi.
De la réunion de ces deux conditions résulte le motif légitime à une dérogation au principe de protection de la vie privée. Dans les faits, il faut donc vérifier quelles mesures sont indispensables à l’exercice du droit à la preuve et proportionner leur manifestation au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicitées.
En l’espèce, sans les bulletins de paie réclamés, il était impossible de connaître la rémunération exacte des salariés masculins au même poste que la salariée, ce qui explique que les juges aient ordonné leur communication. La Cour ajoute cependant que le périmètre de la production de pièces sollicitée doit être limité. Ainsi, les bulletins communiqués doivent occulter les données personnelles à l’exception des noms et prénoms, de la classification conventionnelle, de la rémunération mensuelle détaillée et de la rémunération brute totale cumulée par année civile.
En prévention du risque financier impliqué, l’employeur doit veiller à ce que l’égalité de rémunération hommes-femmes soit respectée. Il ne peut plus se retrancher derrière la protection des données personnelles en tant que moyen de défense pour refuser de transmettre des éléments de nature à prouver l’existence d’une discrimination salariale.
Tatiana Naounou
(1) Règlement général sur la protection des données.