Plus qu’ailleurs, le traditionnel adage “il vaut mieux prévenir que guérir” est essentiel dans le milieu de l’entreprise. Pour faire face à cette responsabilité, les outils majeurs à la disposition de l’employeur sont les principes de précaution et de prévention.
En signant un contrat de travail, l’employeur ne sait pas toujours à quel point il endosse une large responsabilité. Or, c’est pourtant du contrat de travail même que naît l’obligation de sécurité dont il est débiteur vis-à-vis de ses salariés et dont le périmètre est particulièrement étendu.
Pour respecter cette obligation de sécurité, historiquement qualifiée de résultat, l’employeur doit toujours raisonner en termes de “risque” : dans quelle mesure un salarié est-il exposé à un risque lorsqu’il exécute sa mission ? Comment limiter les risques inhérents au travail en hauteur ? Comment bien réagir lorsque la dégradation de l’état de santé d’un salarié risque de l’amener au surmenage professionnel ?
Précaution et/ou prévention
Les questions sont nombreuses et étayent des contentieux tant au plan civil que pénal. En bref, il s’agit d’un véritable enjeu quotidien pour l’employeur. Dès lors, comment peut-il faire pour apporter la bonne réponse à cette notion de risque ?
Le “principe de précaution”, d’essence philosophique et inscrit dans le droit international contemporain, invite à la vigilance dans de nombreux domaines scientifiques, écologiques, environnementaux ou encore économiques. Il doit demeurer à l’esprit de l’employeur comme une manière d’aborder la relation de travail avec prudence.
Le “principe de prévention” s’attache quant à lui à une analyse aussi précise que possible des risques et des mesures à adopter pour éviter leur réalisation. En droit français, c’est le terme de “prévention” qui est le maître mot.
L’article de référence en la matière est l’article L 4121-1 du Code du travail, inséré précisément dans une section du Code du travail intitulée “principes généraux de prévention” : “L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs”.
Il s’agit donc bien pour le chef d’entreprise de mettre en place, de manière pratique et effective, des mesures qui vont prévenir la réalisation du risque.
Ces mesures comprennent des actions de prévention des risques professionnels, des actions d’information et de formation ou encore la mise en place d’une organisation et de moyens adaptés.
L’employeur doit aussi veiller à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l’amélioration des situations existantes.
La liste des risques à prendre en considération est longue : contraintes physiques (dont manutentions manuelles de charges, postures pénibles, vibrations mécaniques), environnement physique (dont les agents chimiques dangereux y compris poussières et fumées, les activités exercées en milieu hyperbare, les températures extrêmes ou le bruit), les conditions d’exercice de l’activité (travail en hauteur, risque de chute, etc.), l’organisation et les rythmes de travail (notamment travail de nuit, travail répétitif ou en équipes successives alternantes)… (article L4161-1 du Code du travail).
Ces textes donnent une idée de l’ampleur de la tâche qui est celle de l’employeur de veiller à la sécurité des travailleurs dans tous les domaines, obligation qui passe d’abord par la recherche des risques auxquels ces derniers pourraient être exposés.
Indispensable évaluation des risques
Depuis 2001, les entreprises françaises sont tenues de formaliser cette analyse des risques et leur démarche de prévention dans un document appelé “document unique relatif à l’évaluation des risques” (article R4121-1 du Code du travail). Et ce dès le premier salarié embauché. Sous peine de subir une contravention de 5e classe (jusqu’à 1 500 € et 3 000 € en cas de récidive).
Le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUER) permet l’évaluation de tous les risques, tant physiques que psychiques, les risques psychosociaux se traduisant essentiellement par les situations de stress au travail et de harcèlement qui sont particulièrement sensibles depuis plusieurs années. Les employeurs penseront également à adapter leur DUER au regard des mesures mises en place pour lutter contre la crise sanitaire.
Ce document constitue indéniablement l’une des clés pour justifier des efforts entrepris par l’employeur pour prévenir toute situation de risque. En contrepartie, son absence ou son insuffisance pourra constituer un élément à charge duquel le chef d’entreprise aura bien du mal à se défaire. Mais ce risque de se voir infliger une contravention est bien minime par rapport au risque pour l’employeur de voir engager sa responsabilité pour manquement à son obligation de sécurité, pouvant notamment se traduire lors de la survenance d’un accident ou d’une maladie professionnelle.
Si celle-ci n’implique pas de manière automatique la responsabilité de l’entreprise, ce qui va être examiné dans cette hypothèse c’est bel et bien l’évaluation et la prise en compte des risques que l’employeur aura faites en amont. En d’autres termes, les juges vont passer au crible l’ensemble des mesures de prévention pour apprécier s’ils doivent entrer ou non en voie de condamnation à l’encontre de l’employeur.
Sur ce point, les employeurs pourront relever avec intérêt l’évolution de la jurisprudence qui, dans le principe, a assoupli les contours de l’obligation de sécurité.
Obligation de résultat ou de moyens “renforcée”
On rappellera en effet que l’obligation de sécurité a été qualifiée, par la jurisprudence, d’obligation “de résultat”. Cela signifie qu’en étant soumis à une obligation de sécurité de résultat, l’employeur doit impérativement atteindre le résultat déterminé contractuellement, à savoir au cas considéré la préservation de la sécurité et de la santé de son salarié. Une telle définition a conduit à une appréciation judiciaire intransigeante de la responsabilité de l’employeur.
Depuis quelques années, on relève toutefois un assouplissement de la lecture des tribunaux de l’obligation de sécurité qui est devenue ce que certains commentateurs qualifient d’obligation de moyens “renforcée”, c’est-à-dire qu’il est permis à l’employeur de démontrer avoir mis en place des mesures de prévention en amont pour s’exonérer de sa responsabilité.
C’est notamment l’enseignement de l’arrêt, très commenté, rendu par la Cour de cassation le 22 octobre 2015, désormais communément appelé “arrêt Air France” (14-24.244).
Dans ce cas d’espèce, un salarié d’Air France avait été pris d’une crise de panique en 2006 qui avait donné lieu à un arrêt de travail. En 2008, il a saisi le Conseil de prud’hommes aux fins de condamnation de son employeur à lui payer des dommages-intérêts pour manquement à son obligation de sécurité de résultat, après les attentats du 11 septembre 2001.
La Cour d’appel a rejeté la demande du salarié en constatant d’une part, que l’employeur ayant pris en compte les événements violents auxquels le salarié avait été exposé, avait, au retour de New York le 11 septembre 2001, fait accueillir celui-ci, comme tout l’équipage, par l’ensemble du personnel médical mobilisé pour assurer une présence jour et nuit et orienter éventuellement les intéressés vers les consultations psychiatriques, et d’autre part, que le salarié, déclaré apte lors de quatre visites médicales, avait exercé ses fonctions sans difficulté jusqu’en 2006.
Cette analyse a été validée par la Cour de cassation qui a estimé que par cette motivation, la Cour d’appel avait à juste titre pu déduire l’absence de manquement de l’employeur à son obligation de sécurité et avait ainsi légalement justifié sa décision, dans les termes suivants : “Ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l’employeur qui a pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2.” L’ attendu de cette décision a fait bouger les lignes. En effet, l’obligation de sécurité pesant sur l’employeur semble se transformer en une obligation de moyen renforcée.
Prévenir avant de guérir
Les enseignements de cette décision auront fait couler jusqu’ici beaucoup d’encre, et remis une nouvelle fois en lumière l’impérative nécessité de prévenir la réalisation des risques et de pouvoir justifier concrètement des mesures prises en amont pour éviter toute sanction.
En 2019, c’est l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation, c’est-à-dire la formation la plus solennelle de la haute juridiction, qui a repris à son compte cet assouplissement de l’obligation de sécurité, cette fois appliquée au domaine de l’exposition de salariés à des substances nocives, en l’occurrence l’amiante. À cette occasion, la Cour de cassation a rappelé que les juges du fond se devaient d’examiner la preuve des mesures de prévention mises en œuvre par l’employeur, afin d’apprécier sa responsabilité.
Ces jurisprudences mettent donc parfaitement en lumière l’intérêt pour l’employeur d’adopter des mesures de prévention en amont de toute réalisation d’un risque. Ainsi, les mesures qu’il aura prises seront à chaque fois nécessairement examinées lorsqu’il s’agira d’une éventuelle mise en cause de sa responsabilité :
l devant le Conseil de Prud’hommes, au titre de la violation de son obligation de sécurité pouvant potentiellement fonder une résiliation à ses torts du contrat de travail et une condamnation à des dommages et intérêts, comme cela avait été sollicité (mais refusé) par le salarié dans l’arrêt Air France ;
l devant les juridictions pénales, pour défaut de document unique d’évaluation des risques professionnels, mais aussi pour manquement à l’une des prescriptions réglementaires relatives à la mise en œuvre des mesures de sécurité dans l’entreprise (amende de 10 000 € pouvant être encourue autant de fois qu’il y a de travailleurs dans l’entreprise) ou encore en cas d’accident de travail pour homicide ou blessures involontaires (peine d’ emprisonnement pouvant aller jusqu’ à 3 ans et amende délictuelle de 45 000 €) ;
l devant le Tribunal judiciaire, sous l’ angle de la faute inexcusable de l’employeur c’est-à-dire lorsque le salarié tente de faire reconnaître qu’une faute de son employeur serait à l’origine de son accident ou de sa maladie professionnelle. En effet, l’employeur est susceptible de se voir reprocher sa faute inexcusable lorsqu’il est prouvé, selon la jurisprudence la plus établie, qu’il avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé son salarié et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver.
Exigence de prévention permanente
Quelle que soit la responsabilité recherchée de l’employeur, le critère d’évaluation consistera donc bien dans la preuve de la mise en œuvre de toutes les mesures d’évaluation, de prévention, et au sens le plus large de précaution, quant aux risques susceptibles de se réaliser.
Bien évidemment, l’appréciation des diligences déployées par le chef d’entreprise demeure conditionnée à sa capacité d’en fournir une preuve concrète (comme la preuve de la délivrance de consignes de sécurité écrites émargées par le salarié, la justification de formation à la sécurité, de fourniture des équipements de protection individuels…), le tout restant soumis en dernier lieu à l’arbitrage des juges.
Voilà de quoi remettre au goût du jour, pour l’employeur confronté à cette exigence de prévention permanente et multiple, un proverbe trop méconnu : “le moyen d’être sauf, c’est de ne pas se croire en sécurité”.
Julie Auzas
Avocate au barreau de Paris