Dans son célèbre arrêt Air France du 25 novembre 2015, la Cour de cassation a ouvert la voie à un abandon progressif de l’obligation de sécurité de résultat des employeurs, en créant la notion d’obligation de sécurité de moyens renforcée. Mais attention, loin d’amoindrir les obligations qui incombent aux employeurs en matière de prévention des risques, cette évolution jurisprudentielle met l’accent sur celles-ci.
En France, tout employeur est soumis à une obligation de sécurité énoncée à l’article L4121-1 du Code du travail : “L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.” Cet article précise également que ces mesures comprennent : “des actions de prévention des risques professionnels”, “des actions d’information et de formation”, ainsi que “la mise en place d’une organisation et de moyens adaptés”. Toutefois, malgré ces précisions et les dispositions complémentaires des articles L4121-2 et L4121-3 portant respectivement sur les “principes généraux de prévention” et sur “l’évaluation des risques professionnels” c’est à la jurisprudence qu’il est venu de préciser la façon dont l’employeur pouvait, en cas de litige, démontrer qu’il s’était bien acquitté de cette obligation de sécurité. Or, cette jurisprudence a connu, au fil du temps, d’importantes inflexions.
Le choix initial de l’obligation de sécurité de résultat
En 2002, dans ses arrêts “Amiante”, la Cour de cassation est venue préciser que cette obligation avait la nature d’une obligation “de résultat” et non d’une obligation de “moyens” (1). Bien évidemment, cette distinction n’est pas de pure forme. Sous le régime de l’obligation de moyen, l’employeur peut en effet échapper à toute condamnation dès lors qu’il parvient à démontrer qu’il a bien mis en œuvre tous les moyens requis pour protéger la santé et la sécurité de ses employés. En revanche, sous le régime de l’obligation de résultat, le simple constat de l’atteinte à la santé ou à la sécurité du salarié suffit à qualifier le manquement de l’employeur à son obligation, sans qu’il soit besoin de démontrer qu’il s’est rendu coupable d’une quelconque faute.
Dans les arrêts “Amiante”, cette décision radicale était motivée par la volonté d’assurer une meilleure indemnisation des salariés victimes de l’exposition à l’amiante en facilitant la caractérisation de la “faute inexcusable de l’employeur”. Avocat au Barreau de Paris, Maître Patrick Berjaud, rappelle que le recours à l’obligation de sécurité de résultat “avait alors pour fonction, dans le champ restreint du droit de la sécurité sociale, de faciliter la démonstration de la faute inexcusable de l’employeur, seule à même d’améliorer l’indemnisation des victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles” (2).
Or, comme l’a écrit Michel Blatman, conseiller honoraire à la Cour de cassation, “l’obligation de sécurité de résultat a connu “une expansion fulgurante” en se propageant au droit du travail (3). “Depuis les arrêts amiante l’obligation de sécurité de résultat fondée sur le contrat de travail a été étendue aux relations de travail individuelles et collectives : indemnisation du salarié exposé et insuffisamment protégé contre le tabagisme ; obligation de sécurité de résultat sanctionnée en cas d’absence de visite de reprise après un arrêt pour accident du travail, en cas de harcèlement moral et de harcèlement sexuel, de violences, en raison d’une politique de surcharge, d’objectifs inatteignables… harcèlement moral étendu aux méthodes de gestion et d’organisation dans l’entreprise, etc.”, relève une fiche juridique de l’Union syndicale Solidaires (4).
Une exigence finalement contreproductive
Parmi une vaste jurisprudence, deux arrêts de la Cour de cassation illustrent les conséquences très profondes de la création de l’obligation de sécurité de résultat.
l Le premier est l’arrêt “SNECMA” du 5 mars 2008, par lequel la Cour de cassation a ordonné la suspension de la mise en place d’une nouvelle organisation du travail au motif qu’elle était de nature à porter atteinte à la santé et à la sécurité des travailleurs concernés (5). “L’employeur, avait statué la Cour, est tenu, à l’égard de son personnel, d’une obligation de résultat qui lui impose de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs ; qu’il lui est interdit, dans l’exercice de son pouvoir de direction, de prendre des mesures qui auraient pour objet ou pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés ”. L’obligation de sécurité de résultat en venait ainsi à devenir un moyen permettant de peser, voire mettre en échec, les décisions stratégiques et organisationnelles de l’entreprise, avec le risque évident de paralysie que cela implique.
l Le second est l’arrêt “harcèlement moral” du 21 juin 2006, par lequel la Cour de cassation estime que “l’employeur est tenu envers ses salariés d’une obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs dans l’entreprise, notamment en matière de harcèlement moral et que l’absence de faute de sa part ne peut l’exonérer de sa responsabilité” (6). Comme le relève une note de la CFDT à propos de cette décision et de celles qui l’ont suivie ultérieurement, “le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité de résultat est constitué lorsqu’un salarié est victime sur le lieu de travail de violences physiques ou morales ou d’agissements de harcèlement sexuel, bien que ces agissements ne soient pas le fait de l’employeur et quand bien même il aurait pris les mesures en vue de faire cesser ces agissements” (7).
Cette interprétation de l’obligation de sécurité dans le sens d’une obligation de résultat a ainsi produit un effet pervers car les entreprises pouvaient être conduites à penser qu’en cas de litige elles seraient nécessairement reconnues responsables par le juge, quelles que soient les mesures prises pour prévenir les atteintes à la santé des travailleurs. L’obligation de sécurité de résultat se révélait ainsi contre-productive.
Arrêt Air France : un profond changement de paradigme
C’est dans ce contexte qu’intervient le célèbre arrêt Air France du 25 novembre 2015 (8). En l’espèce, un salarié d’Air France avait assisté, le 11 septembre 2001, à l’effondrement des tours de New York où il se trouvait en transit. Cinq ans plus tard, le 24 avril 2006, alors qu’il partait rejoindre son bord pour un vol, il a été pris d’une crise de panique qui a donné lieu à un arrêt de travail. Il a alors entamé une procédure contre son employeur pour manquement à son obligation de sécurité, en lui reprochant de ne pas avoir pris les mesures suffisantes pour assurer sa sécurité et protéger sa santé physique et mentale après les attentats du 11 septembre 2001.
Cependant, considérant que la compagnie aérienne “avait pris en compte les événements violents auxquels le salarié avait été exposé” et qu’elle avait, “au retour de New York le 11 septembre 2001, fait accueillir celui-ci, comme tout l’équipage, par l’ensemble du personnel médical mobilisé pour assurer une présence jour et nuit et orienter éventuellement les intéressés vers des consultations psychiatriques”, la Cour de cassation n’a pas donné gain de cause au salarié. C’est donc la mise en œuvre de moyens de prévention qui a permis à l’entreprise d’échapper à une condamnation.
Le changement de paradigme est patent et d’ailleurs souligné explicitement par la Cour dans un énoncé de principe : “Ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L4121-1 et L4121-2 du Code du travail”.
Au lendemain de cet arrêt, de nombreux juristes s’interrogeaient toutefois sur l’ampleur des changements qu’allait induire cette décision tendant à remplacer l’ancienne obligation de sécurité de résultat par une obligation de sécurité de moyens renforcée. En décembre 2015, la CFDT s’en faisait ainsi l’écho : “La Cour de cassation transposera-t-elle cet infléchissement de l’appréciation de l’obligation de sécurité de l’employeur en matière de harcèlement et de violence au travail ? En effet, la Haute juridiction pourrait toujours considérer que la survenance de situations de violence au travail traduit nécessairement un manque de l’employeur dans l’organisation de sa prévention.”
Précisions sur les moyens que doivent mettre en oeuvre les employeurs
Dans une décision du 1er juin 2016 portant sur un cas de harcèlement moral, la Cour de cassation a dissipé ces doutes (9). Alors qu’auparavant, un employeur était automatiquement déclaré responsable à partir du moment où un salarié avait été “victime sur le lieu de travail d’agissements de harcèlement moral ou sexuel exercés par l’un ou l’autre de ses salariés, quand bien même il aurait pris des mesures en vue de faire cesser ces agissements”, la Cour considère désormais qu’elle peut se dédouaner en faisant la démonstration de ses diligences en matière de prévention des risques.
Dans cette décision, et d’autres postérieures, la Cour précise aussi les conditions auxquelles un employeur est réputé s’être acquitté de son obligation de sécurité de résultat renforcée. En l’espèce, il doit avoir, tout à la fois agi :
l en amont de la réalisation du risque pathogène, avoir pris toutes les mesures d’évaluation et de prévention des risques professionnels prévues par les articles L4121-1 à L4121-3 du Code du travail. Maître Burjaud précise : “À ce titre, il appartient à l’employeur d’établir une politique de prévention de qualité, notamment en mettant en place une organisation et des moyens adaptés et en organisant des campagnes d’information, de formation et de sensibilisation du personnel à la question du harcèlement moral et de la souffrance au travail.” Et il met en garde : “L’employeur ne peut toutefois se disculper s’il s’est contenté d’organiser une seule journée de formation et d’établir une note générale ainsi qu’un code d’éthique à l’usage des salariés du groupe rappelant des principes très généraux et insuffisamment concrets.”
l en aval, avoir pris immédiatement des mesures permettant de faire cesser les faits susceptibles de constituer un harcèlement moral sitôt qu’il en a été informé. En l’espèce, il s’agissait de “mesures conservatoires destinées à tenir le salarié à l’écart du risque, de la mise en place d’une commission d’enquête chargée d’enquêter sur les faits dénoncés et, le cas échéant, d’engager des poursuites disciplinaires à l’encontre du ou des harceleurs”.
D’une logique de réparation à une logique de prévention
Ces précisions ont permis de rassurer ceux qui, lors de la décision Air France, redoutaient que l’abandon de l’obligation de sécurité de résultat ne débouche sur une forme de laxisme à l’égard des employeurs en matière de santé et de sécurité au travail.
Désormais, chacun s’accorde plutôt sur le constat que l’obligation de sécurité de moyens renforcée créée par la Cour de cassation est, au contraire, de nature à stimuler les efforts de prévention car, en tenant compte des efforts accomplis en matière de santé et de sécurité, elle encourage les employeurs à s’engager dans une démarche d’amélioration continue.
De la sorte, la création de l’obligation de sécurité renforcée par la Cour de cassation répond à l’évolution générale des politiques de santé et de sécurité au travail. Elle consiste en effet à mettre l’accent sur la prévention plutôt que sur la réparation et l’indemnisation.
Christophe Blanc
(1) Cass. soc. 28 février 2002 n° 00-11793.
(2) “L’obligation de sécurité (de résultat) est morte, vive l’obligation de prévention !”, par Patrice Berjaud et Fabien Crosnier, www. kpratique.fr, 14/02/18.
(3) “L’obligation de sécurité de résultat de la Cour de cassation en six étapes”, Semaine sociale Lamy n°1295, 25/03/08. (4) “L’obligation de sécurité de l’employeur reste une obligation de résultat”, La petite BAO, fiche n° 25, Union syndicale Solidaires, 29/05/20.
(5) Cass. Soc. 5 mars 2008, n°06-45.888.
(6) Cass. soc., 21 juin 2006, n° 05-43.914.
(7) “Obligation de sécurité : un infléchissement vers une obligation de moyens renforcée”, par le Service juridique CFDT, cfdt. fr, 02/12/15.
(8) Cass. soc. 25 novembre 2015 n° 14-24444.
(9) Cass. soc. 1er juin 2016 n° 14- 19702.