Vers le démantèlement des open spaces ?

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Pour de nombreuses entreprises, l’open space, si possible design et convivial, reste un incontournable symbole de modernité, d’efficacité et de réussite. Pourtant, vingt ans après son apogée, cette forme d’aménagement des espaces de travail suscite une lassitude croissante chez les salariés, au point que certains experts se demandent si l’engouement pour le télétravail ne résulte pas, avant tout, d’un désir de s’en échapper.

Il y a exactement vingt ans, dans un élan d’enthousiasme, le secrétaire général de Danone, affirmait que l’open space “assouplit les esprits” et “augmente la fluidité de l’information et les échanges informels” (1). Personne ou presque n’aurait alors songé à le contredire tant l’open space semblait inscrire dans les murs – ou plutôt dans l’absence de mur ! – les valeurs d’un nouveau management plus égalitaire, collaboratif, transparent et bien sûr convivial.

Les illusions perdues de l’open space

Comme l’explique l’économiste Alain d’Iribarne, “beaucoup de dirigeants étaient persuadés qu’en décloisonnant l’entreprise au sens propre, les open spaces la décloisonnaient au sens figuré. Ils espéraient favoriser le fonctionnement collectif et le travail en équipe” (2). L’idée avait ainsi la force de l’évidence. En effet, comment nier que l’absence de cloison peut favoriser la circulation de l’information et que le partage d’un même lieu de travail peut renforcer la cohésion, l’esprit d’équipe voire la camaraderie professionnelle.

Hélas, à l’usage, ces avantages ne se sont pas toujours concrétisés tandis que toute une série d’inconvénients sont progressivement apparus. Tous les salariés ayant travaillé en open space les connaissent par cœur :

Bruit et distraction. C’est de loin le principal inconvénient de l’open space. Faute de mur ou cloison, le bruit des uns s’additionne à celui des autres : conversations, sonneries de téléphone se cumulent de façon chaotique puisque des tâches antinomiques peuvent se dérouler au même moment dans un même lieu. Tel salarié s’énerve au téléphone au moment où un autre devrait se concentrer sur un problème ardu à résoudre…

Absence d’intimité. Dans l’open space, chaque salarié est potentiellement en permanence sous l’oeil de ses collègues. L’intimité et la confidentialité sont réduites à néant ou presque, ce qui peut, chez certains salariés, induire un sentiment de surveillance mutuelle oppressant. Il paraît d’ailleurs que, dans les années suivant la chute de l’URSS, les salariés russes étaient les plus rétifs aux open spaces tant ces derniers leur rappelaient la méfiance atavique du régime soviétique à l’égard des conversations privées.

Lassitude croissante des salariés

Dès 2008, dans L’open space m’a tuer, une parodie cinglante des mutations du monde du travail, Alexandre Des Isards et Thomas Zuber décrivaient déjà le stress, la fatigue et la lassitude induits par la proximité forcée de l’open space, rebaptisé pour l’occasion “open stress” (3). Psychosociologue du travail, Philippe Zawieja confirme la fatigue auditive, physique et psychique que peuvent induire ces espaces de travail. Auteur de plusieurs ouvrages sur les risques psychosociaux, il tempère toutefois : “L’open space peut être plus ou moins bien vécu selon le tempérament des salariés, leurs missions et leur mode de travail. Certaines personnes s’adaptent tout à fait bien à ce type d’environnement, tandis que d’autres préfèrent adopter des stratégies d’évitement ou de contournement, comme, par exemple, le fait d’ériger des murs avec des dossiers, des plantes vertes ou des livres, pour se retirer du collectif et être moins visible, ou le fait de porter sans arrêt un casque audio ou des écouteurs (4).”

Reste que, chez les salariés, la désillusion domine depuis un bon moment. En 2018, la sociologue Thérèse Evette, cofondatrice du Laboratoire Espaces travail de l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-
La Villette (ENSAPLV), notait déjà que “l’open space est à la fois l’aménagement le plus prisé des manageurs et le plus contesté par les employés” (5). Depuis, de nombreuses études ont confirmé son diagnostic. En mars 2021 une enquête d’Odoxa pour Leyton, Dentsu Consulting, BFM, L’Usine Nouvelle, Stratégies et 01net a ainsi établi que le bureau individuel est le modèle d’organisation le plus apprécié (78 %), loin devant les open spaces (44 %) et les flex-offices (49 %) (6). De même, selon une étude de juillet 2022 du cabinet de recrutement Robert Half, 43 % des employés en open space affirment être plus performants dans un bureau individuel (7).

Ce désamour croissant à l’égard de l’open space se serait accru lors de la crise du coronavirus car, lors des périodes de télétravail forcé, de nombreux salariés auraient retrouvé le plaisir d’un travail mené à l’abri du bruit et des interruptions. Selon une enquête réalisée par Framery, une entreprise spécialisée dans les box de bureau insonorisé, quelque 41 % des personnes interrogées affirment que leur capacité à se concentrer dans un open space s’est considérablement détériorée depuis la pandémie (8). Si bien que le magazine Le Monde informatique s’interroge : “Dans quelle mesure le désir de l’employé de travailler à domicile est finalement un souhait d’avoir un bureau privé ou au moins un espace où les interruptions des collègues sont contrôlées (9) ?”

Impossible retour au tout bureau individuel

Alors qu’elles peinent à recruter et à fidéliser leurs employés, certaines entreprises se demandent maintenant si les bureaux individuels ne pourraient pas leur permettre d’afficher de meilleures conditions de travail et d’améliorer leur attractivité. Hélas, si tant est que cela soit exact, un tel retour n’est pas si simple.

Le premier obstacle tient dans les contraintes du bâti. Le bureau individuel a en effet connu son âge d’or lorsque la plupart des entreprises du tertiaire étaient installées dans d’anciens immeubles d’habitation, généralement situés en centre-ville, dont chaque pièce disposait d’une fenêtre. Impossible de reproduire ce modèle dans les vastes ensembles de bureaux des périphéries puisque les bureaux individuels situés au centre de l’immeuble seraient inévitablement privés de toute lumière naturelle.

Le second obstacle tient aux coûts exorbitants qu’une telle mutation entraînerait. En effet, au-delà des travaux d’aménagement, il faudrait, pour retrouver des bureaux individuels, démultiplier les surfaces et faire face à un surcoût immobilier. Selon Alain d’Iribarne, avec l’essor des open spaces, la taille moyenne d’un poste de travail est passée de 25 m2, dans les années 1970, à 15 m2 aujourd’hui. Or, comme le souligne Philippe Zawieja, “l’optimisation financière est l’une des principales raisons d’être de l’open space, quand on connaît l’augmentation du prix du mètre carré, notamment dans les grandes métropoles”.

Le troisième obstacle tient au comportement et aux aspirations des salariés eux-mêmes. En effet, s’ils affirment leur préférence pour le bureau individuel, la plupart des salariés souhaitent travailler une partie de la semaine depuis chez eux, en télétravail. Dès lors pourquoi leur attribuer un bureau individuel puisqu’il restera souvent dépourvu d’occupant ?

Pour de nombreuses entreprises, la solution consiste à se défaire progressivement de l’open space mais sans revenir pour autant au tout bureau individuel de jadis. La nouvelle tendance consiste en effet à privilégier des solutions flexibles et sur-mesure, collant le plus possible aux besoins réels de l’entreprise et aux aspirations des salariés. L’abandon de l’open space se fait ainsi au profit d’une multitude de configurations : des bureaux individuels mais aussi de petits bureaux ouverts dédiés à des équipes spécifiques amenées à coopérer sur des projets communs, ainsi bien sûr que des flex-offices. Individuels ou collectifs, ces bureaux non attribués à un salarié en particulier répondent aux nouveaux usages. Ils sont en effet destinés à accueillir, pour une durée limitée, les employés de passage dans les murs de l’entreprise : les travailleurs nomades, comme certains consultants ou commerciaux, ou les salariés exerçant principalement en télétravail.

Si l’open space n’exerce plus la même fascination qu’autrefois, il ne faudrait donc pas en conclure qu’il cédera la place au bureau individuel d’antan ni d’ailleurs à aucune autre solution unique. L’heure est plutôt à l’adaptation, aux solutions empiriques, élaborées en prenant en compte, avec pragmatisme, les aspirations des salariés et les possibilités et contraintes propres à chaque entreprise. Certains y voient une “révolution du sur-mesure”. On pourrait tout aussi bien parler de retour à la “bonne mesure”.


Christophe Blanc


(1), (2) Le Monde, 18/10/12. (3) Éditions Hachette, 2008. (4) Santé Magazine (www.santemagazine.fr), 15/05/23. (5) Le Monde, 18/10/12. (6) “Organisation du travail après la crise sanitaire”, mars 2021, consultable sur www.odoxa.fr. (7) “How Remote Work Is Impacting Productivity : 5 Trends For Dispersed Teams”, juillet 2022. (8), (9) Le Monde informatique (www.lemondeinformatique.fr), 21/07/22.

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