Philippe Mège est directeur technique du Groupe Pôle Prévention. Excellent connaisseur des pratiques de prévention, il décrypte pour nous quelques-uns des grands enseignements de la première édition de l’Observatoire des risques professionnels dans les petites entreprises.
Il existe déjà de nombreuses études portant sur les risques en entreprise ? En quoi, celle que vous publiez avec l’Observatoire Pôle Prévention de la prévention des risques est-elle différente ?
Les études consacrées aux risques professionnels sont pour la plupart, des sondages reposant sur une méthode déclarative : des employeurs ou des salariés déclarent les risques auxquels ils s’estiment exposés dans le cadre de leur activité. Notre étude est d’une nature complètement différente puisqu’elle résulte d’un recueil des données issues des documents uniques d’évaluation des risques professionnels réalisés par les entreprises et, plus précisément, par les TPE qui constituent la très grande majorité des structures épaulées par les intervenants de Pôle Prévention. Elle permet donc d’avoir un état des lieux exact des risques présents dans les entreprises et des moyens qu’elles mettent en œuvre pour les prévenir.
Du coup, estimez-vous que ces données sont plus fiables que celles recueillies lors des enquêtes déclaratives ?
Toutes les méthodologies d’enquête ont leurs atouts et leurs handicaps si bien que pour approcher le mieux possible de la réalité, il est indispensable de croiser et comparer leurs résultats. C’est d’ailleurs ce que faisaient déjà les professionnels de la prévention qui avaient l’habitude de comparer les études déclaratives avec les statistiques d’accidents du travail et de maladies professionnelles de l’Assurance Maladie. Notre Observatoire apporte ainsi une troisième façon, complémentaire des précédentes, d’appréhender les risques professionnels.
Certains pourraient ainsi avancer que votre étude donne une vision biaisée des risques professionnels présents dans les entreprises puisque, par définition, il s’agit d’entreprises engagées dans une démarche de prévention…
Notre étude porte effectivement sur des entreprises qui, a minima, réalisent leur Document unique d’évaluation des risques professionnels. Cette particularité doit évidemment être prise en compte mais permet, justement de mieux cerner la situation spécifique de ces entreprises et de leurs salariés. Et le croisement de nos données avec celles recueillies avec d’autres enquêtes, notamment celles de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des Statistiques (Dares) du Ministère du Travail, tend à démontrer que ces entreprises engagées dans la prévention obtiennent effectivement des résultats car l’exposition aux risques y apparaît bien moins élevée que dans l’ensemble des entreprises. C’est l’un des premiers enseignements à tirer de notre étude : les actions de prévention fonctionnent, elles réduisent les risques et améliorent la santé et la sécurité des travailleurs.
Votre étude ne porte pas seulement sur le niveau d’exposition aux risques mais sur les pratiques de prévention des entreprises. Quels sont les enseignements en la matière ?
Dans la grande majorité des 5 850 entreprises de notre éventail, les risques sont correctement identifiés, évalués et donnent lieu à des actions de prévention adaptées, même s’il reste, évidemment, des marges de progrès. Et c’est bien naturel car – c’est un autre enseignement important – les entreprises suivies envisagent de plus en plus fréquemment la prévention des risques comme une démarche d’amélioration continue. Elles ont compris qu’une prévention efficace ne se résume pas au seul respect de quelques normes et règles figées comme les seuils d’exposition, etc. Elles savent que la prévention passe aussi par le développement d’une véritable culture de sécurité et de prévention et surtout par une appréhension globale des risques permise par la réalisation et la mise à jour de leur Document unique et prenant davantage en compte les facteurs humains. On constate ainsi une attention croissante portée aux actions de sensibilisation et de formation allant au-delà de la formation technique. Signe qui ne trompe pas : un nombre croissant d’entreprises sensibilisent leurs salariés aux risques liés aux addictions et à la consommation de produits psychotropes.
Vous voulez dire que les entreprises ne se focalisent pas sur les seuls risques spécifiques à leur activité ?
Oui, on peut dire cela comme cela. Bien entendu, les fameux « risques métiers » font l’objet d’une attention très soutenue et c’est très heureux. Pour ne prendre que des exemples évidents, les artisans couvreurs sont très attentifs au risque de chute de hauteur et les entreprises de menuiserie sont très conscientes du risque machine. Mais, davantage qu’auparavant, elles vont appréhender ces risques de façon globale. Ainsi, s’appuyant sur leurs documents uniques les entreprises de menuiserie ne vont pas seulement s’assurer que les systèmes de sécurité des machines sont vérifiés conformément à la réglementation et que les opérateurs de ces machines sont correctement formés. Elles vont également faire en sorte que l’organisation du travail permette à ces opérateurs de travailler dans la concentration et la sérénité, quitte à modifier, pour cela l’organisation des locaux et de la production. Notre étude met ainsi en évidence l’adoption progressive d’une approche de plus en plus globale de la prévention.
Comment expliquez-vous l’essor de cette nouvelle approche de la prévention auprès des entreprises ?
Il semble que les employeurs intègrent peu à peu la nouvelle approche de la prévention découlant du document unique d’évaluation des risques. Et aussi qu’ils savent que chacun de leurs efforts est désormais pris en compte par les pouvoirs publics, notamment en cas d’accident. En effet, comme le confirme un arrêt rendu, le 3 juillet dernier, par la Chambre sociale de la Cour de cassation, « l’obligation de sécurité de résultat » en vertu de laquelle le simple constat de l’atteinte à la santé ou à la sécurité du salarié suffisait à qualifier le manquement de l’employeur, laisse la place à une « obligation de sécurité de moyens renforcée ». Avec celle-ci, même lorsqu’un accident se produit ou qu’une maladie se déclare, l’employeur peut être disculpé à condition toutefois d’avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L4121-1 et L4121-2 du Code du travail.
Désormais, les efforts accomplis par les employeurs en matière de santé et de sécurité sont pris en compte par le juge. Cette approche est beaucoup plus motivante et incite les employeurs à s’engager dans un processus de progrès continu qui, au-delà de la sécurité stricto sensu, débouche sur des démarches de qualité de vie et conditions de travail (QVCT).
L’état des lieux que vous dressez ne va-t-il pas à l’encontre de l’idée selon laquelle, en matière de prévention, les TPE seraient en retard par rapport aux plus grosses structures ?
Attention, comme nous le précisions, notre étude porte sur les TPE qui s’engagent dans la prévention et, en tout cas, réalisent et mettent à jour leur Document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP). Or, il est établi que les TPE sont moins nombreuses à réaliser un tel document. Notre étude tend plutôt à démontrer que les TPE ont tout intérêt à s’engager dans la prévention car elles obtiennent alors de beaux résultats.
Du reste, même dans cet éventail d’entreprises, des progrès peuvent encore être faits. Je pense notamment au fait que 34 % des entreprises n’ont pas désigné de salarié compétent, ni un Intervenant en prévention des risques professionnels extérieur, pour s’occuper des activités de protection et de prévention des risques professionnels de l’entreprise. Cela s’explique sans nul doute par le fait que les TPE peinent à trouver en interne les ressources nécessaires pour se consacrer à cette tâche exigeant une certaine expertise mais aussi par le fait qu’elles ignorent, la plupart du temps, qu’elles peuvent recourir à un IPRP externe. C’est regrettable car cet expert leur serait d’une grande aide pour les conseiller dans leurs démarches de prévention.
Sur le terrain de la prévention de la pénibilité, votre étude pointe aussi le fait que les principaux facteurs de risque ont été supprimés du Compte professionnel de prévention (C2P)…
Oui, et c’est, à mon avis, un très mauvais signal car la lutte contre la pénibilité n’est, au fond, qu’une des modalités de la lutte contre l’usure professionnelle. Dans un contexte marqué par le vieillissement de la population, le déséquilibre des comptes sociaux et des difficultés aiguës de recrutement dans de nombreux secteurs, la lutte contre la pénibilité est une nécessité vitale. Rassurons-nous toutefois : les plus avisées des entreprises l’ont parfaitement compris !
Propos recueillis
par Christophe Blanc