“Il n’y a pas de schéma mécanique et unique menant au suicide dans le monde agricole, dont il suffirait de démonter les rouages quasi-automatiques et standardisés pour le résoudre”, écrivent les sénateurs Henri Cabanel et Françoise Férat, auteurs d’un récent rapport sur la détresse du monde paysan (1). Leur enquête permet toutefois d’identifier avec précision les causes du mal-être qui, chaque jour, pousse deux agriculteurs français à mettre fin à leurs jours.
1. Un engagement total, sans repos ni répit
Malgré sa mécanisation croissante, le métier d’agriculteur reste un métier physiquement éprouvant et extrêmement prenant. Le rythme de travail reste dicté par celui de la nature : les bêtes, comme les plantations, doivent être nourries, surveillées et soignées au quotidien et la plupart des tâches ne peuvent pas être reportées. Selon une enquête réalisée par l’Observatoire Amarok auprès des agriculteurs de Saône-et-Loire, 24 % d’entre eux n’ont pris aucun jour de repos lors du dernier mois, 27 % n’ont pris qu’une demi-journée ou une journée, 67 % travaillent plus de 50 heures par semaine, et 15 % plus de 70 heures (2). Cet engagement total et ininterrompu contribue évidemment à la multiplication des cas d’épuisement physique et mental. Contrairement à une idée reçue, la charge de travail des agriculteurs aurait plutôt eu tendance à croître au cours des dernières décennies. En effet, comme la mécanisation a permis un exercice plus solitaire du métier, nombre d’agriculteurs s’occupent seuls ou presque de leur exploitation, ce qui les empêche peu ou prou de se faire remplacer, pour souffler et même pour se soigner. “Nous travaillons 7 jours sur 7, sans compter nos heures, sans jours de repos, sans week-end, sans vacances, sans jour férié et… sans revenu”, résume un agriculteur (3).
2. L’injustice de rémunérations chroniquement insuffisantes
L’ampleur du travail accompli se conjugue avec une insuffisance des rémunérations pour générer un légitime sentiment d’injustice. “Qui, à part nous les agriculteurs, accepterait de vivre avec 300 € par mois en faisant 50 à 70 heures par semaine ?” se demande un exploitant. Le désarroi est d’autant plus profond que ces difficultés économiques et financières leur semblent résulter d’un modèle agricole insoutenable et sur l’évolution duquel ils n’ont pas de prise. “D’aucuns imputent ces difficultés agricoles non pas à des problématiques conjoncturelles mais bien à une crise du modèle agricole en tant que tel”, relatent Henri Cabanel et Françoise Férat. Les agriculteurs sont en effet victimes d’un effet ciseau qui voit la baisse des prix se conjuguer avec une hausse des charges, résultant notamment de la propension française à édicter toujours plus de normes contraignantes qui poussent les agriculteurs dans une course fatale à l’endettement pour s’en sortir… Pris dans une situation inextricable, nombre d’agriculteurs ont ainsi le sentiment d’être sacrifiés dans l’indifférence générale. “Les agriculteurs nourrissent la France alors qu’eux-mêmes ne peuvent se nourrir avec leur propre travail” se scandalise un exploitant tandis qu’un autre accuse : “Les paysans ne se suicident pas, ils sont assassinés”.
3. Un vif sentiment de dénigrement accentué par l’agribashing
Les rémunérations insuffisantes dont ils souffrent sont de plus en plus envisagées comme un témoignage du mépris de la société à leur égard. “La France n’aime pas ses agriculteurs”, déplore l’un d’eux. Bien que démenti par de nombreuses enquêtes d’opinion soulignant combien les Français apprécient leurs agriculteurs, ce vif sentiment de dénigrement est pourtant très largement partagé dans la profession. Il est nourri, de façon douloureuse, par le développement de l’agribashing. Au fil de leur enquête, Henri Cabanel et Françoise Férat ont constaté “qu’à l’agribashing de surface, alimenté par des actions médiatiques comme l’inscription de tags anarchistes ou anti-spécistes sur les murs des exploitations ou l’intrusion dans des élevages, s’ajoute un agribashing plus diffus, à la fois avec les voisins, les néo-ruraux, mais également avec la société en général”. Même s’il est encore imparfaitement documenté, l’agribashing n’est pas un vague sentiment mais une réalité tangible. Selon l’enquête de l’Observatoire Amarok, 40 % des agriculteurs ont vécu au moins une situation de harcèlement lors du dernier mois. La fille d’un cultivateur en difficulté a maintenant la triste impression que “la société est contre les agriculteurs avec la vision de l’agriculteur pollueur, qui fait souffrir ses bêtes, qui dérange…” La multiplication des agressions physiques ou verbales visant les agriculteurs met à mal la reconnaissance sociale dont ils devraient légitimement jouir.
4. Les restrictions à la liberté d’exploiter
La remise en question de la qualité de leur travail est d’autant plus douloureuse que les agriculteurs veillent à respecter scrupuleusement des normes de plus en plus drastiques et nombreuses qu’ils n’ont le plus souvent pas choisies et qui contribuent à affaiblir leur compétitivité. “La prolifération de normes franco-françaises est source d’handicaps économiques pour les exploitants ; elle est également source d’une insécurité juridique majeure et d’une inquiétude sourde de la part du monde agricole. Trop souvent, des décisions sont prises par les parlementaires, les ministères, les préfectures, sans prendre en compte leurs effets pour les agriculteurs. Renouveler une norme pour des bâtiments d’élevage peut apparaître comme une simple modification sur un papier pour certains, elle peut se facturer à hauteur de plusieurs milliers d’euros pour les exploitants”, reconnaissent Henri Cabanel et Françoise Férat. De façon plus existentielle, la prolifération des normes et des obligations administratives génère un sentiment de perte de liberté d’exploiter voire de perte d’identité professionnelle. “On ne vit plus de notre métier qui est de vendre du lait ou de la viande à leur juste valeur. Nos revenus existent avec la PAC, les MAEC, les PCAE, … Mais la contrepartie c’est de la paperasserie de plus en plus compliquée et des sanctions possibles”, déplore un éleveur. Un autre conclut par un vœu : “Il serait indispensable que l’agriculteur demeure le décideur de son avenir et de sa ferme”.
5. Un isolement confinant à la solitude
Cette relative rupture entre les agriculteurs et la société se conjugue, au niveau individuel, avec un sentiment d’isolement confinant à la solitude. L’ami d’un agriculteur s’ étant donné la mort à 55 ans, décrit ainsi les causes de sa dépression : “Seul après le travail, seul pendant les fêtes, seul dans ses champs à affronter les polémiques stériles de la population qui critique mais qui n’y connaît rien.” Sur les 214 exploitants agricoles interrogés par l’Observatoire Amarok en Saône-et-Loire, 36 % déclaraient se sentir isolés et 14 % très isolés. Le phénomène touche davantage les petites exploitations parce que leurs propriétaires sont souvent moins bien insérés dans l’écosystème professionnel – syndicats, coopérative d’utilisation de matériel agricole, chambres d’agriculture -, mais aussi parce qu’ils sont davantage exposés au divorce et au célibat. Selon l’Insee, le taux de célibat dit “définitif”, c’est-à-dire touchant les personnes de 40 à 49 ans, était de 17,5 % chez les agriculteurs de petites et moyennes exploitations contre 5,9 % chez les propriétaires de grandes exploitations et 9,1 % chez l’ensemble des actifs (4). Or, comme l’écrit le sociologue Christophe Giraud, “le célibat des agriculteurs prend une dimension particulière dans la mesure où la transmission des exploitations d’une génération à une autre est un horizon central dans ce milieu” (5).
6. L’angoisse d’une absence de transmission
Même ultra-moderne, une ferme n’est pas une start-up. Elle ne naît pas de rien mais provient, le plus souvent, d’une lignée, dont chaque génération se sait le maillon d’une longue chaîne d’aïeux attachés à une terre. Comme l’exprime sans détour un paysan, “l’agriculture est avant tout une question familiale. La famille dont la puissance se mesure à l’importance du domaine qu’elle met en valeur et qu’elle transmet aux générations futures. […] C’est un fardeau lourd à porter pour celui et celle qui n’arrivent pas à sauvegarder et faire fructifier cet héritage.” Dès lors, la crainte de faillir peut devenir lancinante. Pour assurer leur devoir de transmission, nombre d’agriculteurs sont prêts à tous les sacrifices. “Mon mari doit prouver à tous qu’il est capable de faire aussi bien que son père, son grand-père, ses voisins… […] Je crois qu’il préfère sauver son honneur que de sauver son couple et sa famille”, témoigne une femme d’exploitant. Or, bien évidemment, le succès n’est pas toujours au rendez-vous. “Certains agriculteurs, proches de la retraite, se voient dans l’impossibilité de transmettre leur exploitation. La transmission étant l’accomplissement d’une vie de labeur, les difficultés rencontrées lors de celle-ci provoquent un sentiment de ‘vie perdue’ face à ‘l’héritage refusé’”, écrivent Henri Cabanel et Françoise Férat. Cette situation est vécue comme un échec sans rémission et une perte de sens souvent fatale : le sociologue Nicolas Deffontaines a identifié une corrélation entre l’absence de transmission et le taux de suicide (6). “J’ai un collègue […] qui s’est suicidé malgré une exploitation rentable et une vie sociale… seulement il était célibataire, sans enfant donc sans but dans la vie”, confie un agriculteur. Pour les experts, cette attention portée à la transmission représente toutefois aussi une force : elle témoigne en effet de la détermination des agriculteurs à voir plus loin que les difficultés du moment et à se projeter dans l’avenir. Une qualité pas si commune de nos jours.
Christophe Blanc
(1) Rapport d’information sur les moyens mis en oeuvre par l’État en matière de prévention, d’identification et d’accompagnement des agriculteurs en situation de détresse, par Henri Cabanel et Françoise Férat, Commission des affaires économiques du Sénat, mars 2021. (2) Étude réalisée de 2018 à 2021 en partenariat avec la Chambre d’agriculture de Saône-et-Loire. (3) Les citations d’agriculteurs sont issues du rapport d’information de Henri Cabanel et Françoise Férat. (4) Enquête Formation et qualification professionnelle (FQP 2003), Insee Résultats, 2007. (5) “Le célibat des agriculteurs : unité et diversité”, par Christophe Giraud, in Cahiers DEMETER, 2013. (6) “Suicides d’agriculteurs : sortir du réductionnisme économique”, par Nicolas Deffontaines, in Sésame n° 6, 2019.