Et si les entreprises de toutes tailles tenaient compte des incroyables découvertes des
neurosciences sur le fonctionnement du cerveau humain pour mieux prévenir les risques
professionnels ? C’est ce que propose Isabelle Simonetto, docteur en neurosciences, dans
un récent ouvrage présentant de multiples pistes pour éviter les erreurs humaines au travail.
“L’ erreur est humaine”, dit le proverbe. “Elle est la norme”, renchérit Isabelle Simonetto. Issue de la recherche fondamentale, elle a d’abord travaillé sur la mémoire olfactive des rats au sein d’un laboratoire de neurobiologie du comportement, puis sur la maladie d’Alzheimer. En 2006, lors d’une formation dispensée aux salariés de la centrale nucléaire du Tricastin (Drôme), elle découvre l’univers des industries à risques et leurs enjeux de sécurité et de sûreté. Ainsi naît une idée prometteuse : recourir aux neurosciences pour conjurer les erreurs humaines qui mettent en danger la santé et la sécurité des travailleurs.
De 2 à 5 erreurs par heure !
Un beau gisement de progrès pour les entreprises car, selon les chercheurs, nous commettons au minimum 2 à 5 erreurs par heure ! Bien sûr, la plupart de ces erreurs sont tout à fait anodines : nous laissons tomber un objet, nous nous cognons à une porte, nous oublions un rendez-vous, nous envoyons un courriel sans pièce jointe ou au mauvais destinataire…
Autant d’erreurs communes qui, loin d’être le seul fruit du hasard, trouvent leur source dans le fonctionnement de notre cerveau. Un peu de théorie s’impose. “Notre cerveau a une particularité : il consomme énormément d’énergie. Ainsi, 20 % du glucose que nous ingérons lui est affecté. Si bien que la plupart de nos comportements sont sous-tendus par la nécessité de réaliser des économies d’énergie”, explique Isabelle Simonetto. Cette optimisation des ressources passe par diverses stratégies qui contribuent à créer des failles dont les conséquences peuvent être dramatiques dans un contexte de travail.
L’auteur prend l’exemple d’un chantier. “Patrick travaille sur un compteur pour débrocher des cellules électriques, pendant que Yohan ouvre un trou d’homme à proximité. Patrick passe 15 minutes à réaliser son activité. Il est très concentré car il y a des imprévus. Il termine et lève la tête pour parler à son collègue tout en s’approchant de lui. Il tombe dans le trou ouvert par Yohan. Ce dernier ne comprend pas comment son collègue a pu ne pas voir le trou.” L’explication se nomme “attention focalisée”. En effet, pour économiser l’énergie dont il dispose, le cerveau concentre son attention sur la tâche qu’il juge prioritaire aux dépens des actions accomplies en “mode automatique”.
Mode conscient et mode inconscient
Cette capacité à agir de façon inconsciente est inscrite dans la physiologie même de notre cerveau. Comme l’explique Isabelle Simonetto, celui-ci est en effet divisé en deux centres de pilotage distincts. Le premier, situé dans la zone du cortex préfrontal, juste derrière le front, permet de réfléchir et de prendre des décisions en pleine conscience. Il consomme beaucoup d’énergie et ne peut accomplir qu’une tâche à la fois. Le second centre de pilotage, situé plus au centre du cerveau, est, lui, dédié à la gestion des activités routinières et des automatismes. Il peut gérer plusieurs activités à la fois et consomme peu d’énergie. En revanche, il est par nature mal équipé pour faire face à l’imprévu. Or, pour économiser l’énergie dont il dispose, le cerveau va avoir tendance à déléguer le plus possible d’activité à ce second centre de pilotage.
Les dangers de la routine
Ce constat n’est évidemment pas sans conséquence en matière de sécurité. En effet, spontanément, le cerveau confie au cortex préfrontal, non pas les activités les plus dangereuses, mais les activités inédites. Chacun a pu en faire l’expérience au volant de sa voiture : “Un salarié se rendant au bureau par un itinéraire qu’il connaît par cœur va conduire en mode automatique, alors que s’il emprunte un itinéraire inédit, il mobilisera davantage son attention en utilisant son cortex préfrontal.” Voilà pourquoi, comme on le sait, une forte proportion des accidents de la route se produit à proximité du domicile, sur des routes familières.
Le même phénomène se vérifie au travail. “Personne expérimentée + activité de routine = pilotage automatique” et “pilotage automatique = risque décuplé d’erreur et donc d’accident”, met en garde Isabelle Simonetto. Des équations vérifiées sur le terrain : dans 80 % des cas, lorsqu’un événement dû à une erreur humaine survient au travail, le protagoniste est une personne expérimentée en situation de routine car, précise la chercheuse, “plus nous sommes habitués à une situation ou à une action, moins notre cerveau traite d’informations.”
Des parades à portée de toutes les entreprises
La connaissance du cerveau se révèle donc un atout majeur pour éviter les erreurs humaines au travail, tout particulièrement en matière de sécurité. En effet, dès lors que l’on a identifié les failles du fonctionnement cérébral, il devient possible d’imaginer et de mettre en place des parades efficaces. Certaines sont déjà mises en œuvre de longue date par les professions les plus sensibles. C’est notamment le cas des pilotes de lignes qui, au décollage ou à l’atterrissage, ont l’obligation de consulter une check-list des actions à entreprendre.
Comme le précise l’auteur, cette pratique ne vise pas tant à rappeler aux pilotes ce qu’ils ont à faire : ils connaissent ces manœuvres par cœur et les ont accomplies des centaines de fois. L’objectif est, plus fondamentalement, de permettre aux pilotes de passer du mode inconscient au mode conscient en mobilisant leur cortex préfrontal, seul à même de faire face à un éventuel imprévu.
Dans son ouvrage, Isabelle Simonetto présente une multitude d’autres parades permettant de corriger les différents biais de notre cerveau : temps d’arrêt, vigilance partagée, limitation des interruptions, procédures pas à pas, pré-job briefing (PJB), lecture sécurisée… Contrairement à une idée reçue, elles ne sont nullement réservées aux secteurs d’activité les plus sensibles, comme les métiers du nucléaire ou de l’aéronautique, ni aux grandes entreprises, pour la simple raison que le cerveau d’un pilote de ligne et celui d’un plombier fonctionnent de la même façon. Les solutions proposées peuvent donc être mises à profit dans une grande variété de situations de travail, voire dans la vie quotidienne.
Culture de prévention
En effet, les neurosciences appliquées à la sécurité ne débouchent pas seulement sur une série de recettes à mettre en œuvre. Plus profondément, elles modifient le regard porté sur l’évaluation, la prévention et la gestion des risques. Elles permettent aussi de faciliter l’appropriation de règles de sécurité qui, sans leur éclairage, semblent parfois inutiles, exagérées ou malvenues. Si bien que, de la sorte, elles contribuent de façon déterminante à l’émergence d’une véritable culture de la prévention, prenant réellement en compte le facteur humain.
Christophe Blanc