LE BLUES DES TRAVAILLEURS de première et seconde lignes : comprendre leurs frustrations, répondre à leurs aspirations

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Un an après la fin de la crise sanitaire, les travailleurs de première et seconde lignes font figure de « héros oubliés », estime une note de l’Ifop pour la Fondation Jean Jaurès (1). Or, ces personnels exercent principalement dans les secteurs professionnels en tension : santé, hôtellerie-restauration, commerce, distribution, sécurité ou encore transport. Pour les employeurs confrontés à des problèmes de pénuries de main-d’œuvre, il est essentiel de comprendre leurs frustrations et leurs aspirations. Voici les principaux éclairages apportés par cette note, réalisée pour la Fondation Jean Jaurès.

Déficit global de reconnaissance sociale (et salariale)

« Pendant le Covid, on nous a applaudis, puis c’est vite retombé. Je fais un métier qui n’est pas reconnu à sa juste valeur » rapporte Marion, aide-soignante âgée de 35 ans. En effet, « le temps paraît lointain où Emmanuel Macron, en plein confinement, lors de son allocution du 13 avril 2020 prenait la parole en ces termes : “Il nous faudra nous rappeler aussi que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal”. » Or, de leur point de vue, rien n’a vraiment changé ni en termes de rémunération ni en termes de considération sociale. Les deux aspects sont évidemment liés car, comme le soulignent les experts de l’Ifop, la rémunération est « le point d’ancrage de toutes les insatisfactions, la preuve tangible et “quantifiable” du manque de reconnaissance ressenti et le socle d’une réelle amertume chez certains ».
Ce sentiment d’un manque de reconnaissance est d’autant plus aigu que ces travailleurs sont pleinement conscients d’exercer des métiers utiles : « 38 % des travailleurs des catégories populaires considèrent que la disparition de leur métier serait une perte très importante pour la société, soit 13 points de plus que les cadres ». Pour reprendre la terminologie en usage lors de la crise du coronavirus, ils savent exercer des « métiers essentiels » mais peu estimés par la société. Une caissière confie : « Une fois une cliente a dit à sa fille devant moi : “Si tu continues comme ça, tu seras caissière comme la dame”. La société nous voit comme un métier ingrat, dévalorisant ». Nul doute que ce manque de considération sociale contribue grandement à la pénurie de main-d’œuvre dans ces métiers.


Réponse possible :

Les employeurs sont évidemment impuissants à changer le regard que la société tout entière porte sur certains métiers. À titre individuel, ils peuvent toutefois favoriser une culture d’entreprise valorisant le respect pour tous les métiers, faire de leur entreprise un lieu où chacun est reconnu pour sa contribution et où règne le respect mutuel. Pour les professions en contact avec le public, ils sont également en mesure de lancer des actions visant à exiger que les clients et usagers traitent avec respect les employés. Enfin, sur le plan collectif, ils peuvent, via leurs organisations professionnelles, promouvoir les métiers dévalorisés, ce qui contribuera aussi bien à leur attractivité qu’à la fierté des professionnels concernés.

Douloureuse exclusion du télétravail

La crise sanitaire a été l’occasion d’une extension sans précédent du télétravail, vanté comme une nouvelle forme d’organisation du travail permettant un surcroît d’autonomie et un moyen de mieux concilier vie professionnelle et vie privée. “Le télétravail est ainsi devenu simultanément un objet de désir et un signe de réussite sociale” notent les experts de l’Ifop. Ainsi, dans les grands groupes, le vaste bureau individuel, autrefois apanage des hauts dirigeants, a perdu de son prestige au profit de la possibilité offerte de travailler hors des murs de l’entreprise en gérant plus librement – en théorie du moins – son emploi du temps.
Or, les travailleurs de première ligne se caractérisent par le fait que, dans leur grande majorité, ils exercent des métiers inéligibles au télétravail. Pour ces travailleurs, ce nouveau Graal professionnel reste inaccessible. Et cela est ressenti d’autant plus douloureusement que nombre d’entre eux sont, de surcroît, astreints à des horaires atypiques : horaires décalés, travail de nuit ou le week-end, agendas irréguliers, etc.
Dans une société où la place accordée au travail décroît, comparativement à la vie de famille ou aux loisirs, cette contrainte est plus difficilement supportée. « Cet élément explique par exemple l’abaissement sans précédent des seuils d’acceptabilité pour les horaires atypiques (décalés, fragmentés, de nuit, etc.) qui empêchent de synchroniser son temps libre sur celui d’un entourage amical ou familial, d’où des difficultés de recrutement particulièrement sévères dans l’hôtellerie-restauration et dans les transports en commun. »

Réponse possible :

Bien sûr, certains métiers resteront toujours inéligibles au télétravail ou astreints à des horaires atypiques. Les manutentionnaires comme les chauffeurs de bus ne pourront évidemment pas exercer depuis leur domicile. Et de nombreux chauffeurs de bus et employés de la restauration ou du commerce seront, demain encore, appelés à travailler le soir ou le week-end. Toutefois, des initiatives peuvent être prises en matière d’organisation du temps de travail afin de minimiser les contraintes horaires pesant sur les salariés. A minima, un effort peut ainsi être fait pour stabiliser les agendas, les établir plus en avance et les rendre plus prévisibles. De façon plus radicale, certains restaurateurs ont même opté pour la constitution de plusieurs équipes à temps partiel, de façon à éviter à leurs employés les temps morts inexploitables entre deux services. Nombre d’entreprises prêtent aussi une attention plus soutenue aux contraintes et souhaits spécifiques de leurs salariés : une façon de faire, fondée sur la souplesse, qui peut tourner au casse-tête mais qui porte ses fruits en termes de fidélisation.

Désir de meilleures conditions de travail

Les travailleurs de première ligne font, dans leur grande majorité, partie des 30 % de salariés exposés à plusieurs facteurs de pénibilité : travail de nuit ou en horaires décalés, mais aussi exposition au bruit, à des produits chimiques ou aux intempéries, station debout, port de charges lourdes, gestes répétitifs… Pour cette raison, ils ont été plus profondément affectés que d’autres catégories de travailleurs par la récente réforme des retraites. Selon l’Ifop « le refus du recul à 64 ans de l’âge de départ à la retraite est de 72 % parmi les salariés déclarant ne pas être exposés à la pénibilité, mais atteint 88 % parmi les salariés se sentant très exposés à des formes de pénibilité ».
Parmi les salariés de première ligne interrogés par l’institut, beaucoup déclarent redouter d’être bientôt « cassés » ou déplorent de l’être déjà. Sabine, infirmière de 35 ans, affirme avoir les cervicales abîmées. « Une infirmière à l’hôpital tient à peu près 10 ans c’est son “espérance de vie professionnelle” », dit-elle. Beaucoup pointent aussi le manque d’attention porté à leurs conditions de travail. Une hôtesse de caisse d’une grande enseigne de distribution accuse : « Moi, je changerais notre matériel, nos sièges ne conviennent pas, le plan de travail n’est pas adapté, on a mal partout […] Si on pouvait atténuer le bruit aussi et la lumière. »
La pénibilité pèse évidemment sur la capacité à attirer et surtout fidéliser les travailleurs. Sans même évoquer la multiplication des arrêts maladie, de nombreux travailleurs estiment qu’ils ne « pourront pas tenir jusqu’à la retraite » et envisagent des reconversions professionnelles pour exercer des métiers moins exposés à la pénibilité.

Réponse possible :

La première réponse à apporter consiste bien sûr à prêter une grande attention à l’évaluation et à la prévention des risques professionnels, aussi bien physiques que psychiques et à veiller autant que possible à l’amélioration continue des conditions de travail. Au-delà, pour prendre en compte l’inévitable pénibilité résiduelle de certains métiers, il est aussi recommandé, lorsque cela est possible, de mettre en place une gestion des carrières et des parcours professionnels de façon à anticiper l’usure des salariés et leur éventuelle réaffectation lorsqu’ils avancent en âge.

(1) “Où sont passées les premières et deuxièmes lignes ?”, Ifop, Département Opinion et Stratégies d’Entreprises, février 2023.

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Déficit de main-d’œuvre et dégradation des conditions de travail : gare au cercle vicieux !

« Les tensions observées sur ces métiers sont particulièrement problématiques, avec de nombreux impacts à la fois sur la qualité (voire le maintien) du service rendu au public et sur les conditions de travail des salariés concernés » observent les experts de l’Ifop. Le risque est ainsi grand de voir s’instaurer un cercle vicieux, dans lequel les mauvaises conditions de travail créent un sous-effectif chronique qui, à son tour, dégrade encore les conditions de travail… Un aide soignant en Ehpad, métier ô combien en tension, témoigne : « On est en sous-effectif tout le temps, c’est l’enfer […]. Travailler en sous-effectif est devenu notre quotidien, c’est comme si de nouvelles habitudes avaient été prises ». Afin de briser ce cercle vicieux, la solution consiste à agir simultanément sur les deux données de l’équation en veillant aussi bien à l’amélioration des conditions de travail qu’à la résolution la plus rapide possible des problèmes de sous-effectif ou d’absentéisme, afin de soulager au maximum les équipes.

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