Explosion du trafic, banalisation de l’usage, pénétration dans tous les milieux : la consommation de stupéfiants gagne du terrain, y compris dans le monde du travail. À l’heure où les drogues illicites — cannabis, cocaïne, ecstasy — envahissent l’espace public, les entreprises ne peuvent plus fermer les yeux. Car beaucoup de consommateurs sont aussi… des salariés. Si bien qu’elles sont de plus en plus nombreuses à prendre à bras-le-corps la prévention des addictions.
«La France est submergée par le narcotrafic », alerte un récent rapport du Sénat (1). « Des zones rurales et des villes moyennes sont désormais touchées et plus aucun territoire, plus aucune catégorie sociale ne sont épargnés », s’inquiètent les parlementaires. Une contagion générale, qui ne s’arrête pas aux portes des entreprises. D’autant que, dans le même temps, l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) enfonce le clou : jamais les Français n’ont autant consommé de drogues (2).
Cannabis, cocaïne et ecstasy
Sans surprise, le cannabis reste la substance la plus prisée. En 1992, seuls 12,7 % des Français y avaient goûté. Aujourd’hui, c’est plus d’un sur deux, avec un pic à 60 % chez les 25-44 ans. La part de consommateurs réguliers, elle, reste stable : autour de 11 %, mais grimpe à 22,9 % chez les 18-24 ans ! Quant aux « grands fumeurs » – consommant plus de dix joints par mois – ils représentent 3,4 % de la population.
Mais le signal d’alarme retentit surtout du côté des drogues dites « stimulantes ». Entre 1992 et 2023, la consommation de cocaïne a été multipliée par dix, passant de 0,3 % à 2,7 %. Près d’un adulte sur dix (9,4 %) y a déjà goûté. Et la MDMA (ou ecstasy) n’est pas en reste : depuis sa première mesure en 2000, son usage est passé de 0,2 % à 1,8 %. Des chiffres qui traduisent une banalisation préoccupante.
Le monde du travail en première ligne
Avec de tels niveaux de consommation, difficile d’imaginer que les entreprises soient épargnées. Tôt ou tard, la plupart devront faire face à la présence, dans leurs effectifs, de salariés usagers occasionnels ou réguliers.
En novembre 2021, une étude sur la prévention des pratiques addictives
en entreprise commanditée par l’INRS a été réalisée par
l’Institut Cemka auprès de 1 245 professionnels des services de santé
au travail (médecins, infirmiers, psychologues et ergonomes) (3).
64 % de ces professionnels estimaient que la consommation d’alcool
et de cannabis est répandue au travail. Les médecins du travail
évaluaient, quant à eux, que 8,6 % des salariés sont en difficulté
avec l’alcool, sans augmentation significative par rapport à 2009.
En revanche pour le cannabis, ils décelaient une augmentation avec
un taux de 7 % de salariés en difficulté en 2021, contre 5 % en 2009.
L’inquiétante banalisation de la consommation de drogue :
Les Français sont de plus en plus lucides quant aux risques associés
à la consommation d’alcool et de tabac mais se montrent de plus en
plus inconscients des effets délétères de certaines drogues comme
le cannabis ou la cocaïne. C’est ce qui ressort de la sixième édition
de l’Enquête sur les représentations, opinions et perceptions sur
les psychotropes (EROPP) réalisée depuis 1999 par l’Observatoire
Français des Drogues et des Tendances addictives (OFDT).
Selon cette étude, publiée en juin dernier, 17 % des Français considèrent
désormais que le tabac est dangereux même en consommation
occasionnelle, contre seulement 1 % en 1999. De même, la part
de personnes jugeant que l’alcool n’est nocif qu’en cas de consommation
quotidienne a baissé, passant de 84 % en 1999 à 71 % en
2023.
En revanche, de façon assez inquiétante, l’enquête observe la banalisation
inquiétante de la consommation de drogue. Alors qu’en 1999,
54 % des Français considéraient le cannabis dangereux dès l’expérimentation,
ils ne seraient plus que 38 % à le penser aujourd’hui.
Et cette tendance s’observe de manière plus préoccupante dans la
perception de la cocaïne, en particulier chez ceux qui en ont déjà
consommé. En effet, 74 % des personnes l’ayant déjà consommée
estiment qu’elle aide à “s’amuser et faire la fête”, contre 22 % des
non-consommateurs ; 44% y voient un “moyen d’améliorer ses
performances” (contre 14 %) et 24 % pensent qu’il est possible de
“vivre normalement” avec une consommation régulière (contre 6 %
des non-consommateurs).
Ces chiffres alarmants démontrent qu’il est plus que jamais nécessaire
de renforcer l’information des Français – et notamment des
travailleurs – sur les effets ravageurs de la consommation de drogue
sur leur santé.
Forte accélération post-Covid
Après avoir passé au crible, les 110 000 tests de dépistage qu’elle
a réalisé en entreprise entre 2017 et 2025, dans des entreprises de
toutes tailles et de tous secteurs, la société iThylo diagnostique également
une hausse dramatique du nombre de salariés concernés (4).
5,29% des travailleurs ont été testés positifs à l’alcool ou aux stupéfiants
en 2025 contre 2,55 %, en 2017, soit une augmentation de
107 % au cours dernières années ! Selon les données recueillies, le
Covid et les confinements auraient joué un rôle délétère. En effet,
« les années 2022-2024 marquent une hausse de + 43 % de cas positifs
à l’alcool et + 52 % aux stupéfiants », alors qu’avant le Covid, les
chiffres étaient « plutôt stables ».
Cette étude confirme aussi l’explosion sans précédent de la consommation
de cocaïne avec un nombre de cas positifs multiplié par 13
entre 2017 et 2025. « Autrefois réservée à certains milieux festifs ou
cadres urbains, elle s’est aujourd’hui installée jusque sur les chantiers,
dans les entrepôts ou les ateliers, comme en témoignent plusieurs cas
groupés », observent les auteurs.
Une prise de conscience partagée
Qu’elles le veuillent ou non, les entreprises sont donc directement concernées et le seront de plus en plus à mesure que les nouvelles générations, plus grandes consommatrices de drogue, entrent sur le marché du travail.
Il y a quelques années, Annie Le Fessant, animatrice à l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (ANPAA), expliquait déjà : « La consommation de cannabis est aujourd’hui presque banale pour toute une partie de la population, notamment les plus jeunes […] De telle sorte que le cannabis a fait son entrée dans l’entreprise avec le rajeunissement des salariés (5). » Face à cette profonde mutation du rapport à la drogue, les entreprises n’ont plus le choix : elles doivent sortir du déni, intégrer le sujet comme un risque professionnel à part entière et s’impliquer activement dans la prévention des conduites addictives.
Chez les médecins du travail, la prise de conscience a déjà eu lieu. L’ étude de l’Institut Cemka révèle que, lors des visites de suivi de l’état de santé des travailleurs, 75 % d’entre eux interrogent les salariés sur leur consommation d’alcool et retranscrivent cette information dans leur dossier médical en santé au travail contre 46 % en 2009. Pour le cannabis, ce taux est de 51 % alors qu’il n’était que de 17 % en 2009.
Et du côté des entreprises aussi, l’évolution est très nette. La charte ESPER, mise en place en 2021 par la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) pour mobiliser le monde du travail autour de la prévention des addictions, compte désormais une centaine d’organisations signataires (représentant 1,5 million de salariés), contre une trentaine il y a trois ans. Parmi ces employeurs, un tiers sont des services publics, un tiers des grands groupes et le dernier tiers des PME.
Changement de regard sur les addictions
Ce changement de pratique reflète un changement de regard. Autrefois les addictions étaient d’abord combattues en entreprise parce qu’elles aggravent le risque d’accident (selon l’INRS, 20 à 30 % des accidents du travail sont liés à des addictions) et non parce qu’elles représentent un risque en elles-mêmes. Pour le dire de façon à peine caricaturale, l’employeur s’inquiétait qu’un cariste alcoolisé puisse provoquer un accident avec son engin ou qu’un opérateur de machine-outil ne se coupe une main, mais il ne se sentait pas légitime pour mettre en garde les travailleurs contre les dangers des addictions pour leur santé.
Cette réserve s’expliquait par le souhait de ne pas renouer avec le paternalisme hygiéniste et moralisateur qui prévalait de la fin du XIXe siècle à la moitié du XXe siècle, et par la volonté de ne pas régenter les comportements privés des employés. Mais, pour toute une série de raisons (augmentation de notre intolérance aux risques, intérêt croissant pour les questions de santé, volonté de promouvoir le bien-être professionnel au-delà de la seule sécurité, attention accrue aux risques psychosociaux), notre façon de considérer les addictions est, depuis une bonne dizaine d’années, en pleine évolution.
Des effets ravageurs sur la performance et la sécurité au travail : L’usage de substances psychoactives – qu’il s’agisse d’alcool, de tabac ou de cannabis – ne relève pas seulement de la sphère privée. Il a des conséquences directes sur le maintien dans l’emploi et sur la sécurité au travail. Plusieurs études convergent : ces consommations fragilisent l’insertion professionnelle, favorisent les arrêts de travail et accroissent le risque d’accidents, parfois graves.
Chez les actifs, la consommation régulière accroît de façon significative le risque de perdre son emploi à court terme, indépendamment de l’âge, du sexe ou de l’état de santé. Les jeunes sont particulièrement vulnérables : l’usage hebdomadaire de cannabis ou une consommation d’alcool jugée « à risque » réduit leurs chances d’accéder à un premier poste. Une porte d’entrée vers l’exclusion professionnelle qui ne doit pas être sous-estimée.
Pour ceux déjà en activité, les effets se traduisent rapidement en absentéisme. Le cannabis est associé à une hausse de près de 60 % des arrêts de courte durée (jusqu’à une semaine) et d’environ 30 % pour les arrêts de durée moyenne (8 à 28 jours). Quant à l’alcool, ses effets sont encore plus préoccupants : une consommation hebdomadaire excessive multiplie par deux le risque d’accidents du travail graves. Ce risque grimpe encore – + 50 % – pour ceux qui connaissent un épisode d’alcoolisation ponctuelle importante au moins une fois par semaine.
Au-delà des enjeux de santé publique, ces données rappellent que prévenir et accompagner les usages de substances psychoactives relève donc autant de la responsabilité sociale de l’employeur que de la préservation du capital humain et de la performance collective.
Un risque professionnel à part entière
Directrice du travail et chargée de mission à la Mildeca, Patricia Coursault estime ainsi qu’il faut changer de regard sur les addictions : « Les conduites addictives représentent, en elles-mêmes, un risque pour la santé des travailleurs, si bien qu’elles doivent être traitées comme telles dans le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) et faire l’objet d’un projet global de prévention mobilisant toutes les parties prenantes de l’entreprise (6). »
En clair : se limiter à l’interdiction ou au dépistage dans les « postes à risques » ou aux « fonctions de sûreté et de sécurité » ne suffit plus. « L’interdiction de consommer des substances psychoactives au travail et l’instauration de mesures disciplinaires peuvent bien sûr se révéler nécessaires, notamment pour des motifs de sécurité. Toutefois, elles ne constituent pas, à elles seules, des mesures de prévention efficaces à moyen et long termes », insiste Patricia Coursault.
Pour une politique globale de prévention
Pour répondre à cette nécessité, les experts prônent une approche collective, ancrée dans la culture d’entreprise. L’Objectif est d’instaurer une véritable prévention des addictions. Cela passe par une information claire sur les effets des drogues, une formation sur les mécanismes de l’addiction, mais aussi par une réflexion sur le rôle du travail dans certaines consommations.
Car la racine du problème est parfois dans l’organisation elle-même : harcèlement, tâches répétitives, rythme infernal, environnement délétère… autant de facteurs qui peuvent inciter à consommer pour « tenir », « suivre » ou « respecter les délais ». Voilà pourquoi les risques liés aux conduites addictives doivent être intégrés au DUERP et abordés dans le cadre d’une politique globale de prévention et d’amélioration des conditions de travail.
Christophe Blanc
(1) “Un nécessaire sursaut : sortir du piège du narcotrafic”, rapport de la Commission d’enquête du Sénat sur l’impact du narcotrafic en France, mai 2024. (2) Rapport “Drogues et addictions, chiffres clés 2025”, consultable sur www.ofdt.fr. (3) “Prévention des pratiques addictives. Enquête auprès des professionnels des services de santé au travail”, consultable sur www.inrs.fr. (4) Enquête iThylo « Révéler ce qui ne se voit pas », juin 2025. (5) www.anpaa.asso.fr (6) Prevenscope, octobre-novembre 2021.
Le travail peut-il favoriser les pratiques addictives ?
“Les pratiques addictives ont généralement une origine mixte relevant à la fois de la vie privée et de facteurs liés au travail”, souligne l’INRS. Il revient donc aux employeurs d’agir sur ces derniers de façon à protéger la santé de leurs salariés.
Voici les principaux :
L’accessibilité des substances. Dans certains métiers, les substances psychoactives sont présentes sur le lieu du travail, ce qui facilite, voire incite, leur consommation par les travailleurs. C’est le cas des médicaments psychoactifs dans le secteur médical, de l’alcool dans l’hotellerie-restauration, etc. Ce facteur de risque doit également être pris en compte dans l’évaluation et la prévention des addictions. n
Les conditions de travail difficiles. Face à des conditions de travail difficiles, marquées par l’exposition à des facteurs de pénibilité (manipulation d’objets lourds, conditions climatiques difficiles, horaires atypiques, accueil du public, etc. ou d’exposition à des risques psychosociaux), la consommation de substances psychoactives peut “aider” le collaborateur à “tenir”, aussi bien sur un plan physique que mental.
La promotion de l’hyper-performance. La valorisation du dépassement de soi “à tout prix” comme dans certains milieux sportifs, l’obligation de répondre aux exigences de productivité et/ou un climat de forte compétition entre les collaborateurs peuvent pousser certains professionnels à recourir à des produits stupéfiants à titre de “dopage” dans l’espoir de voir leur performance augmenter ou dans le but de maintenir leur enthousiasme professionnel.
Les consommations “culturelles” et de cohésion. Pots d’entreprise, séminaires, congrès, repas d’affaires… La vie de l’entreprise reste scandée par des événements qui sont autant d’occasion – officielles ou officieuses – de consommer de l’alcool qui, à la longue, peuvent contribuer à l’installation de conduites addictives. Certains salariés se disent « contraints » de consommer de l’alcool par désir d’intégration aux équipes et par crainte d’être exlcus des collectifs de travail.
RENFORCER LE RÔLE PROTECTEUR DU TRAVAIL.
Si certains facteurs liés au travail peuvent favoriser des conduites addictives, l’emploi reste globalement protecteur. Les données le confirment : la consommation de tabac, d’alcool ou de cannabis est nettement plus élevée chez les inactifs que chez les actifs. Les inactifs fument davantage, présentent deux fois plus d’addictions à l’alcool et consomment le cannabis beaucoup plus fréquemment. En somme, si le travail peut être un terrain de vulnérabilité, il demeure associé à des comportements globalement plus favorables à la santé. Renforcer la prévention en entreprise, c’est donc protéger les salariés tout en consolidant ce rôle structurant et protecteur du travail.