Emmanuel Pochet est directeur de Point Org Sécurité, société du Groupe Pôle Prévention spécialisée dans l’accompagnement des entreprises en matière de prévention des risques et formateur en évaluation des risques professionnels. Il décrypte ici les enjeux de la lutte contre l’absentéisme au regard de son expérience et des nouvelles exigences de la culture de prévention promue par la loi “santé au travail” d’août 2021.
Certains experts attribuent la hausse actuelle de l’absentéisme au désengagement des salariés. Partagez-vous cet avis ?
Ces dernières décennies, le rapport au travail a changé et la crise sanitaire de 2020 a accentué cette évolution. Aujourd’hui, le travail est certes toujours un moyen de gagner sa vie, mais il est de plus en plus envisagé aussi comme un moyen de la réussir. Nos contemporains ont à l’égard de leur travail de nouvelles exigences. Davantage qu’auparavant, ils souhaitent s’y sentir bien, s’y épanouir. Dès lors, l’engagement des salariés est plus difficile à obtenir car il ne résulte plus de la simple transaction “travail contre salaire”. Toutefois, il ne faudrait pas en déduire que la hausse de l’absentéisme serait une sorte de fatalité liée à un changement de mentalité devant lequel les entreprises seraient impuissantes. Les attentes de nos contemporains à l’égard de leur travail sont simplement un nouveau paramètre à prendre en compte. Il s’agit notamment de compléter les actions de prévention des risques par des actions de promotion de la qualité de vie au travail (QVT) qui en sont un prolongement naturel. Cette vision est d’ailleurs conforme aux objectifs formulés par le 4e Plan santé au travail (PST4) qui promeut un continuum d’actions allant de la prévention des risques à l’amélioration continue de la qualité de vie au travail, par la promotion, dans les entreprises, d’une véritable culture de prévention.
Vous pensez donc qu’il est possible d’en finir avec l’absentéisme ?`
Hélas, non… Une part de l’absentéisme est incompressible et s’explique par des causes extérieures à l’entreprise sur lesquelles il lui est difficile d’agir. Le pic hivernal d’absence provoqué par les épidémies de grippes en est un bon exemple. Mais une part considérable d’absences est générée par des causes internes à l’entreprise, sur lesquelles elle peut agir. Toute activité comporte nécessairement des risques, les fameux “risques du métier” qui existent mais qu’il faut s’attacher à réduire, voire à faire disparaître, par des mesures appropriées. Comme le souligne l’ergonome Serge Volkoff, “bien des contraintes ou nuisances en milieu de travail constituent des facteurs d’accroissement des arrêts maladies. C’est le cas évidemment pour les facteurs d’accidents du travail et de maladies professionnelles, ces derniers représentant un gros quart des indemnités journalières versées pour des absences liées à l’état de santé, hors maternité”. Préserver la santé et la sécurité des travailleurs n’est pas seulement, pour l’entreprise, une obligation légale et morale, c’est le plus sûr moyen de réduire l’absentéisme.
Sur quels facteurs de risque les entreprises devraient-elles se concentrer ?
La réponse est propre à chaque entreprise. Les risques ne sont évidemment pas les mêmes dans une PME du BTP et dans un cabinet d’assurance et peuvent même fortement varier entre deux entreprises du même secteur. Une politique rationnelle de prévention des risques doit donc toujours commencer par une évaluation des risques formalisée dans un document unique (DUERP) de façon à concentrer les efforts de prévention sur les risques réellement présents dans l’entreprise. Les statistiques annuelles de l’Assurance Maladie permettent toutefois également d’identifier de grandes tendances qui permettent également d’orienter l’action. Ainsi, selon le dernier bilan publié, portant sur l’année 2020, 50 % des accidents de travail recensés ont été causés par des manutentions manuelles. C’est, de loin, la première cause d’accident devant les chutes de hauteur et de plain-pied (29 %) et les blessures occasionnées par l’utilisation d’outillage à main (9 %). On dénombre aussi 79 428 accidents de trajet, soit une forte baisse certainement liée au développement du télétravail.
Ce dernier exemple démontre que, malgré des constantes, les risques évoluent et qu’il faut donc s’y adapter en permanence…
Bien entendu ! Et les chiffres que je viens de donner en sont une parfaite illustration car la part importante des accidents dus à la manutention et au trajet illustre le passage d’une économie industrielle de production vers une économie de flux où la logistique et les déplacements occupent une place centrale. Autre exemple de changement : parmi les accidents de trajets, on note une très forte augmentation des accidents de bicyclettes et trottinettes. En raison de l’essor de ces modes de déplacement dans les métropoles, les accidents impliquant ces engins représentaient déjà 14,8 % de l’ensemble des accidents de trajet ! Cette donnée n’est évidemment par neutre et devrait inciter les entreprises à sensibiliser leurs salariés concernés au port des équipements de protection voire à participer à leur achat pour ceux de leurs salariés qui recourent à ce mode de déplacement pour se rendre au travail. Certains dirigeants penseront peut-être que ce n’est pas de leur ressort. Ce serait à mon sens une erreur car la culture de prévention désormais exigée des entreprises conduit à envisager les risques de façon globale, mais aussi parce que cette attention peut les prémunir des conséquences beaucoup plus graves qui résulteraient de l’accident de trajet d’un salarié.
Et s’agissant des maladies professionnelles, quelles sont les tendances observées ?
Au niveau national, la priorité des priorités reste la lutte contre les troubles musculosquelettiques (TMS) qui représentent 87 % des maladies professionnelles recensées en 2020. L’Assurance Maladie recommande d’ailleurs d’accentuer les efforts consentis pour leur prévention car “elles sont directement liées aux conditions de travail” et provoquent dans près de la moitié des cas des séquelles se traduisant par des “incapacités permanentes”. Enfin, il faut bien sûr aussi évoquer la très forte progression des maladies professionnelles relevant de troubles psychosociaux. En 2020, l’Assurance maladie en a pris en charge 1 441, soit 39 % de plus qu’en 2019. Cette augmentation spectaculaire est certainement liée au contexte anxiogène de la pandémie mais pas seulement car elle s’inscrit dans une hausse qui avait commencé avant et se poursuit aujourd’hui. Ici encore, la meilleure façon d’affronter ces évolutions consiste à se doter d’une véritable culture de prévention permettant de prendre en compte les multiples facteurs de risques.
Vous avez évoqué à plusieurs reprises la “culture de prévention”. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette nouvelle notion ?
La culture de prévention, promue par la loi d’août 2021 sur la santé au travail et ses décrets d’application, exige des membres d’une entreprise à ne plus envisager la prévention des risques sous le seul prisme du respect de règles et de normes mais comme une démarche volontariste d’amélioration continue les conditions de travail. La culture de prévention introduit donc une forme de profondeur temporelle dans la prévention des risques. En caricaturant, on pourrait dire qu’il ne s’agit plus, pour les entreprises, de simplement vérifier qu’elles sont bien en règle à un instant T mais de se demander continuellement ce qu’elles peuvent faire de nouveau pour améliorer les conditions de travail et préserver la santé de leurs salariés. Cette dimension dynamique était déjà présente dans le document unique, ses indispensables mises à jour et ses plans de prévention, mais elle est désormais centrale. Cela oblige évidemment les entreprises à revoir les pratiques de prévention des risques. Auparavant, les entreprises pouvaient se contenter du soutien ponctuel de professionnels de la prévention par exemple pour les assister dans la rédaction de leur DUERP. Les nouvelles exigences de la culture de prévention conduisent plutôt à privilégier un accompagnement pluriannuel permettant de les conseiller dans leurs démarches de progrès continu. Cela peut paraître plus contraignant mais c’est également plus enthousiasmant car cela conduit à envisager davantage la prévention des risques comme un levier de performance, notamment au regard des problèmes de main-d’œuvre rencontrés actuellement par de nombreuses entreprises. Les entreprises dotées d’une solide culture de prévention sont moins affectées par l’absentéisme, fidélisent mieux leurs salariés et sont plus attractives sur le marché de l’emploi !
Propos recueillis par Christophe Blanc