Poissonnier sur les marchés est un métier éprouvant. En Bretagne, la profession s’est mise autour d’une table pour concevoir une remorque permettant d’alléger les contraintes de cette activité. Pour la poissonnerie rennaise Nicolini, la première à utiliser cet outil, l’amélioration de la qualité de vie au travail est au rendez-vous.
“Il y a quatre ans, on a fait un diagnostic de toutes les poissonneries en envoyant un questionnaire aux chefs d’entreprise mais aussi aux salariés : 70 % travaillaient sur les marchés et ils souffraient énormément. On s’est aperçu qu’à 45 ou 50 ans, ils étaient cassés”, alerte Pierre Labbé, président de la Fédération des poissonniers de Bretagne. Rino Nicolini en fait partie. Depuis 1990, il tient une poissonnerie à Rennes (Ille-et-Vilaine) et il assure des tournées hebdomadaires sur les marchés, grâce à un effectif de sept personnes. Mais, à 57 ans, l’usure physique se fait sentir. Voilà plus de vingt ans qu’il grimpe dans son camion au milieu de la nuit et prend la direction de la criée de Lorient pour acheter son poisson. Il revient à Rennes avant que le jour se lève, juste à temps pour installer sa remorque sur les marchés. Il est conscient d’avoir connu “le métier à l’ancienne”, une époque où les contraintes physiques étaient dans l’ordre des choses. Le “vrai risque” n’a jamais été de transporter des charges, de travailler de nuit ou d’adopter des postures inconfortables. Tout au plus ont-ils redouté de se couper un doigt en levant des filets. Alors, pourquoi cette prise de conscience s’est-elle récemment élargie à d’autres risques ? Sous la pression d’une jeune génération qui n’est plus disposée à se ruiner la santé au travail, il faut désormais offrir des conditions confortables et sûres pour les attirer. “Nous sommes un métier en tension”, confesse Pierre Labbé, inquiet des difficultés de recrutement persistantes que la Covid a accrues. Avec le soutien de la Carsat Bretagne, les professionnels de la région ont d’abord cherché avant même la pandémie à documenter les risques du métier peu connus et particulièrement ceux des poissonniers travaillant sur les marchés. Une initiative inédite en France.
Dureté du métier
“Sur les marchés, il faut tout emmener avec soi. Il y a donc beaucoup de manutention”, analyse Christine Fernandes, ergonome à la Carsat Bretagne. Les poissons sont en effet posés sur des centaines de kilos de glace qui ne sont pas produits sur place mais transportés depuis la chambre froide de la poissonnerie. Chaque jour, ce sont des dizaines de grands bacs plastiques, lestés de 25 kg chacun, qu’il faut manipuler. “À l’époque, on portait tout à la main”, regrette Rino Nicolini qui a déjà apporté quelques améliorations. “Au local, nous avons un transpalette pour charger les bacs dans les camions et sur les marchés, nous utilisons les hayons élévateurs”, explique-t-il. Des améliorations, certes, mais insuffisantes car il faut lever ces bacs à la main pour en basculer le contenu sur l’étal dont les rebords sont hauts. La manoeuvre tire excessivement et de manière répétée dans les bras et les épaules. Autre contrainte : se pencher de nombreuses fois vers l’étal pour y attraper des poissons ce qui finit par faire mal aux lombaires et aux épaules, à la longue. Un épuisement complète ce tableau : “Les déplacements sont quotidiens avec de fortes amplitudes horaires qui créent de la fatigue. Par ailleurs, le travail s’effectue dans le froid et l’humidité”, ajoute Christine Fernandes.
Changer d’environnement
De ces constats a surgi une démarche inédite : élaborer un cahier des charges permettant de faire fabriquer des remorques mieux adaptées aux contraintes des poissonniers. La démarche collégiale entre les professionnels et la Carsat Bretagne a donné lieu à des discussions qui ont duré un an. Elles furent animées mais elles ont permis de ne rien laisser au hasard. Comme sur la profondeur de l’étal de glace, qui a été ramenée de 1,10 m à 85 cm et complétée par une tablette en inox de 40 cm, côté clients. En apparence, cette disposition réduit la surface de vente mais l’expérience de la poissonnerie Nicolini montre qu’elle n’a pas altéré le chiffre d’affaires, bien au contraire. “Les clients ont de la place pour poser leur panier”, souligne le patron. Un confort qui les incite à prendre leur temps pour acheter les produits de la pêche. En créant une zone tampon, cette tablette a également permis de supprimer la vitre qui protégeait la marchandise. Lors de la mise en place de la remorque, plus besoin de lever les bacs à bout de bras pour déverser la glace par-dessus. “Désormais, on prend appui sur la bordure inox et on vide les bacs. On peut les basculer à deux”, se réjouit Rino Nicolini.
La nouvelle remorque, qu’il utilise depuis mars 2022, est aussi plus courte : 7,50 m contre 11 m de long auparavant ce qui permet d’accéder à toutes les places de marchés mais il existe des rallonges pour compléter le linéaire de vente. Leur légèreté permet de les installer sans forcer. De même, la grande bâche qui servait de fond derrière les poissonniers a été remplacée par une série de petits panneaux légers qui demandent moins d’effort pour les manipuler. Quatre coffres, aménagés sous l’étal, permettent de ranger ces panneaux ainsi que du matériel (rallonges, emballages, bâches…). “On a fait faire des tiroirs en inox avec des roulements, ce qui évite de se pencher pour aller chercher des choses au fond”, explique Rino Nicolini qui confie s’être inspiré des meubles de cuisine suédois. Quant à la table de découpe, elle est devenue réglable pour s’adapter à chacun.
Des avancées techniques
La nouvelle remorque s’ouvre également à la mécanisation : “Une télécommande nous permet de déplacer la remorque avec un joystick”, se félicite le poissonnier. Ceci grâce à un moteur électrique alimenté par deux batteries qui se rechargent sur secteur durant la vente. Même progrès pour les ouvertures : “Avant, il fallait être deux pour soulever le hayon. Aujourd’hui une seule personne suffit. Elle ouvre de petits auvents latéraux puis elle déclenche des vérins électriques.” Cela allume automatiquement des LED permettant d’y voir clair pour l’installation de nuit. Pendant le marché, elles mettent en valeur la marchandise. Par ailleurs, la nouvelle remorque embarque une cuve de 100 litres. d’eau qui sert au nettoyage. “Ça nous évite d’aller chercher des seaux à l’autre bout du marché”, appuie Rino Nicolini. Même les terminaux à carte bancaire ont été intégrés grâce à des supports installés sur chaque pilier de la remorque. Plus besoin pour les poissonniers de se frayer un chemin, encombré et glissant, au milieu de leurs collègues pour s’emparer d’une machine. Certes, ces améliorations ont un prix : 100 000 € environ par remorque neuve. Cependant, la Carsat Bretagne accorde une “subvention prévention TPE ”, de 25 000 €. Dans le cas de Rino Nicolini, l’effort financier a, semble-t-il, été récompensé par une augmentation sensible de son chiffre affaires. La nouvelle remorque est devenue plus confortable mais aussi plus attractive pour les clients.
Jean-Philippe Arrouet